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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Témoignage
Un monstre splendide


Par Tarek Abi Samra
2019 - 11

J’ai toujours pensé que le Liban était fichu?; que le dénuement et la misère économique du plus grand nombre s’aggraveraient?; que l’enrichissement des oligarques mafieux s’accélèrerait?; que la puissance du Parti de Dieu – entre les mains de qui réside le seul pouvoir réel, à la fois politique et militaire – s’étendrait sans frein, ne rencontrant que des obstacles dérisoires.

C’était comme trois vérités premières, trois axiomes mathématiques éternels, et tout mon intérêt pour la politique – qui, en fait, était un désintérêt – se réduisait à assister passivement à la déduction logique des conséquences de ces axiomes – la conséquence dernière étant, bien entendu, la catastrophe finale. Bref, j’avais appris à être indifférent, voire cynique?; et je me croyais lucide. 

Or, depuis deux semaines, je participe quotidiennement aux manifestations qui ont lieu au centre-ville de Beyrouth?; et je ne le fais pas de mon plein gré. Ce n’est pas moi, en tant qu’individu, qui décide d’aller rejoindre les foules à la Place des Martyrs?; c’est une force anonyme qui me dépossède de ma volonté particulière, prend la décision à ma place, me meut et me fait descendre dans les rues.

Chaque nuit, je me dis que demain je n’irai pas, ni ne lirai les informations, ni ne regarderai la diffusion en direct sur les chaînes de télévision, ni n’ouvrirai Facebook?; je me dis que je vais m’isoler, me protéger pendant une seule journée de cet état émotionnel exténuant, un mélange d’anxiété, de peur et de jubilation. Mais quand le lendemain arrive, aucune de mes décisions ne tient, elles s’évaporent toutes?; et l’après-midi, je me retrouve parmi les foules.

Cette force collective anonyme qui prend possession de moi n’est pas la volonté générale, ce concept très abstrait de la philosophie politique?; c’est, au contraire, une force palpable, presque un être vivant, splendide et monstrueux, qui s’est constitué temporairement, capable du meilleur comme du pire?; et c’est à ce redoutable monstre splendide que le pouvoir politique déboussolé fait maintenant face. 


 
 
© Iéva Saudargaité Douaihi 2019
 
2020-04 / NUMÉRO 166