Par Nazik Al-Mala’ika
2014 - 02
Née à Bagdad en 1922, Nazik Al-Mala’ika est une poète irakienne majeure qui a marqué la littérature arabe en étant la première, avec son compatriote Al-Sayyab, à délivrer la poésie des contraintes classiques et à y introduire la versification libre. Nazik Al-Mala’ika quitte l’Irak en 1970 avec son mari et s’installe au Koweït, avant de partir en 1990 pour Le Caire où elle vivra jusqu’à sa mort en 2007. Diplômée du Collège des Arts à Bagdad et de l’Université du Wisconsin, elle enseigne dans de nombreuses universités. Elle publie des études sur le vers libre, des essais et de nombreux recueils. Si le rayonnement de pionnière de Nazik Al-Mala’ika ne fait pas de doute, sa poésie reste méconnue et peu traduite.
À l’année nouvelle
Année, n’approche pas nos demeures car nous sommes ici des spectres
Venus du monde des fantômes,Â
Les humains nous renientÂ
La nuit nous fuit ainsi que le passé, le destin nous ignoreÂ
Et nous vivons tels des esprits errants
Nous qui marchons sans mémoireÂ
Sans rêves, sans désirs qui éclairent, sans souhaits
L’horizon de nos yeux est cendres,
Ces lacs stagnant dans les visages silencieuxÂ
À nous sont ces fronts muets
Sans palpitation aucune, sans ardeur
Dénués que nous sommes de toute émotion, nous dont les lèvres sont fades
Qui fuyons le temps vers le néant
Nous ignorons le désespoir du regret
Nous qui vivons dans le luxe des palais
La sensibilité nous manque encore.
Sans souvenirs,Â
Nous vivons sans que la vie n’en sache rien
Nous existons sans plainte, et nous ignorons ce que sont les pleurs
Ce qu’est la mort, la nativité, et ce que signifie le cielÂ
* * *
Année, en avant marche ! Le voici le chemin
Qui fait ployer tes pasÂ
En vain espérons-nous ton réveil
Nous qui avons des veines de roseauÂ
Qu’elles soient blanches ou vertes, nous sommes insensibles.
La tristesse, nous l’ignorons et ignorons ce qu’est la colère
Qu’en diraient-ils, si les consciences se révoltent
Et si nous mourrons, que les tombes nous rejettent
Et si le temps trouve un jour, comme pour les autres,Â
Son chemin jusqu’à nousÂ
Que nous écrivions l’histoire par les annéesÂ
Que nous soyons contraints par l’attachement au lieuÂ
Que les portes vertigineuses des palais
Apportent à nos cœurs un équivalent d’air,
Si nous avancions avec la vie
Si nous marchions, ressentions, voyions, dormions,Â
Et que la neige d’hiver nous glaçait
Et que l’obscurité enveloppait nos frontsÂ
Ah si seulement nous étions sensibles comme les autres,Â
Et que les maladies nous frappaient, et que la douleur nous rongeaitÂ
Si un souvenir, un espoir, ou un regretÂ
un jour barraient à notre pays la routeÂ
Si seulement nous craignions la folieÂ
Et que le silence nous plongeait dans le spleen
Si seulement un départ troublait notre reposÂ
ou un chocÂ
ou le chagrin d’un impossible amour.Â
Ah si nous mourions comme les autres meurent.
Traduits de l’arabe par Ritta BaddouraÂ