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Par Fifi ABOU DIB
2013 - 06
C’est une œuvre à la croisée de deux mondes, l’extrême Orient et l’Occident extrême. Comment rendre possible et viable une identité vietnamo-québécoise sinon par le pouvoir des mots?? C’est peu dire que Kim Thúy a réussi son entreprise. Son dernier livre, Mãn, célébré au Canada comme un «?joyau de la littérature québécoise?» et traduit en 15 langues, succède à deux précédents ouvrages de la même veine (Ru en 2010 et À toi en 2011), minimaliste et vibrant, à la fois dépourvu de pathos et chargé d’émotion. L’auteure, qui a fui Saigon à 10 ans avec sa famille devant l’avancée des communistes, s’est retrouvée à Montréal en 1975, après une escale dans un camp de réfugiés en Malaisie et un périlleux voyage en bateau.

C’est donc à Montréal qu’elle poursuit sa scolarité, apprend le français, s’engage dans des études de traduction et de droit pour finir à la tête d’un restaurant vietnamien, gouffre financier malgré son succès auprès de la clientèle («?Je n’ai jamais su compter?», confie-t-elle en riant). C’est à la suite de cet échec mitigé qu’elle se décide à écrire, et la nourriture comme le langage, ses deux chevaux de bataille, trouvent une grande place dans ses livres. Dans Mãn, en particulier, fiction qui met en perspective la vie d’une jeune Vietnamienne venue tard à Montréal, pour sa part, au hasard d’un mariage arrangé. Mãn est la fille d’une adolescente qui la dépose dans le jardin d’un temple. Une moniale la confie à une femme qui devient sa «?maman?». Cette femme, enseignante, exerce par ailleurs un travail périlleux qui lui impose des absences et sans doute, par moments, craint-elle pour sa vie. C’est la raison pour laquelle elle a hâte de marier sa fille. Mãn ouvrira, sur la suggestion d’une amie, un restaurant vietnamien prétexte à un déploiement de saveurs, de parfums et de comparaisons culinaires entre les deux cultures.

Le livre a une structure elliptique, faite de chapitres courts reliés par des silences qui n’interrompent jamais le fil du récit et ajoutent au contraire à sa poésie. Les pages sont annotées, en marge, de traductions de mots vietnamiens qui font presque office de titres. Dans cette fiction nourrie de sa propre vie, Kim Thúy a placé des personnages empruntés à des gens qu’elle a connus, comme ce cousin qui passait son temps à retenir le dictionnaire, de sorte que, quand on le lui avait confisqué, il s’était transformé en dictionnaire vivant. La grande affaire de Mãn, c’est en somme l’amour et comment l’exprimer en Occident avec les codes et la pudeur affective de l’Asie. L’amour d’une fille pour sa mère, l’amour d’une mère pour ses enfants, l’amitié extraordinaire d’une voisine montréalaise qui a une facilité déroutante avec le verbe «?Je t’aime?», enfin, l’amour amorcé par un coup de foudre pour Luc, l’amant français marié, ayant une histoire familiale liée au Vietnam. Tant bien que mal, Kim Thúy compare les deux mondes, met en lumière la libre expression de l’un (c’est le nom de son éditeur) et les mots voilés de l’autre, souvent remplacés par des gestes aussi discrets qu’efficaces, comme si l’ultime preuve d’amour était de faire croire à l’autre que les obstacles s’abattent à son passage comme par magie et que la vie lui est simple parce qu’il le mérite, tout simplement.

Tendre et optimiste, à la portée du grand public sans être racoleuse ou commerciale, l’œuvre de Kim Thúy connaît au Québec un succès qui ne se dément pas depuis un premier ouvrage vendu dès sa sortie à 120?000 exemplaires. «?Plus fort que 50 nuances de Gray?», avait titré la presse. Il est vrai que les nuances, chez Kim Thúy, se compteraient plutôt par centaines.


 
 
© Benoît Levac
 
BIBLIOGRAPHIE
MÃN de Kim Thúy, éditions Libre Expression, 152 p.
 
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