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Les âmes Soeurs de Wajdi Mouawad


Par Alexandre Najjar
2015 - 05
La dernière pièce de Wajdi Mouawad, intitulée Sœurs, premier volet d’un « Cycle domestique » qui sera complété par Frères, Père et Mère, a été récemment jouée avec succès sur les planches du Théâtre National de Chaillot, à Berlin et à Toulouse. Annick Bergeron, complice du dramaturge depuis Incendies, y interprète tous les rôles avec une maîtrise et une énergie remarquables. Et si Sœurs est un chef-d’œuvre, c’est parce que tout – le texte, la mise en scène, la musique, l’éclairage, le bruitage (comme les galops du troupeau de bisons, qui n’est pas sans rappeler les rhinocéros dans la fameuse pièce de Ionesco), le dispositif scénique et les effets techniques (les panneaux coulissants qui ceinturent la scène, la parebrise de la voiture, l’usage de la vidéo, la projection d’images, de phrases ou de mots renvoyant à l’enfance...) – y est impeccable. Et l’on sort troublé, bouleversé, par cette histoire qui vous tient en haleine de la première seconde à la dernière…

À l’issue d’un séminaire sur la médiation, l’avocate Geneviève Bergeron décide de ne pas conduire sous la neige et de passer la nuit à Ottawa en attendant la fin de la tempête. Ayant averti sa mère, une femme visiblement très accaparante qui se plaint de la disparition du service funéraire en français au Manitoba, elle descend dans un hôtel high-tech et déshumanisé où les installations et les machines (la télévision, les lumières, le réveil, le frigo…), commandées vocalement, ne reconnaissent plus la langue française : « L’anglais fonctionne toujours par défaut »… Tout agace Geneviève, tout l’exaspère dans cet établissement où son nom même est écorché : on l’appelle « Dgenevivi Berguer-on » ! La coupe est pleine : l’avocate pète les plombs. Elle casse tout dans la chambre 2121 et, pour fuir le cauchemar, se réfugie à l’intérieur de son lit, entre le sommier et le matelas, comme un embryon dans le sein maternel, une chenille dans son cocon ou… un enfant apeuré pendant la guerre. Débarque l’agente d’assurances appelée par la direction de l’hôtel pour constater les dégâts. La femme, prénommée Layla (comme la sœur du dramaturge), est d’origine libanaise ; elle est contrariée par son père qui ne s’est jamais adapté à sa nouvelle vie au Canada et qui, nostalgique, rechigne à s’alimenter parce que les fruits et légumes qui ne proviennent pas de son pays natal sont « en carton ». Layla achève son expertise au milieu des confidences et des jérémiades. On la voit repasser une chemise : on dirait qu’elle efface les plis de sa famille froissée par les violences et les silences. Cinquantenaires et célibataires, les deux femmes, celle qu’on voit et celle qu’on devine, dialoguent, partagent leurs exils intérieurs, s’interrogent sur leur identité symbolisée pour l’une par la voix de Ginette Reno et pour l’autre par Saʻat Saʻat de la chanteuse libanaise Sabah. Elles sont en symbiose, unies par ce pont au-dessus du vide qui fait front aux vents contraires venus de Winnipeg ou de Beyrouth. 

Respectant l’unité de temps et l’unité de lieu, comme dans les pièces classiques, Wajdi Mouawad est cynique, féroce même, quand il aborde les questions familiales, notamment le destin de ces sœurs aînées qui se sacrifient pour servir leurs parents, ou le problème de l’assimilation culturelle. Ses mots percutants, ses images puissantes, font mal, en dépit de la drôlerie de certaines situations ou répliques. « Ce que tu veux vomir, tu l’avales, dit Layla. Pas de temps pour les miracles. Alors dans le silence de tes nuits, pour tuer les germes des regrets, soir après soir, tu étrangles tes rêves. Ta vie heureuse, tu l’étrangles, ta vie amoureuse, tu l’étrangles, ta vie libre, tu l’étrangles. » Le théâtre de l’absurde n’est pas loin. Mais une lueur, comme la fraternité qui unit les clochards dans En attendant Godot de Beckett, sauve ses personnages du désespoir : « Ce n’est pas parce que la corde de ta guitare se casse que tu ne peux pas te trouver un violoncelle quelque part pour continuer à vivre et savoir ça, ça permet de continuer à résister », déclare Geneviève à sa mère à la fin de la pièce avant de lui dire « Je t’aime »… Une leçon magistrale !



La pièce Sœurs est disponible chez Leméac/Actes Sud-Papiers, 2015, 50 p.
 
 
© Pascal Gely
 
2020-04 / NUMÉRO 166