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Ghassan Tuéni, une vie de combats


Par Rita Bassil-El Ramy
2009 - 10
«Suis-je né d’un mensonge dans un pays qui n’existe pas ? » aime réciter Ghassan Tuéni, en reprenant le vers de Nadia Tuéni. Un songe. Cela aurait pu bien ressembler à la vie de Ghassan Tuéni. Journaliste engagé, patron d’un des plus prestigieux quotidiens arabophones, éditeur, ministre, député, ambassadeur, représentant permanent du Liban auprès des Nations unies, père de la résolution 425… Jamais homme et pays n’ont fusionné aussi fort que Ghassan Tuéni et le Liban. Au sein du pouvoir et en marge de celui-ci, légataire d’un « héritage écrasant », il mène pendant 60 ans les rênes du quotidien le plus craint des gouvernements. Alternant prisons et ministères, il épousera la liberté jusqu’au bout, jusqu’au sacrifice ultime, l’assassinat de son propre fils, Gebran Tuéni. Ghassan Tuéni entreprend « des relations ambigües avec le pouvoir ». Limité par le système confessionnel libanais et ayant occupé tous les postes auxquels un orthodoxe peut accéder, il échappe à la rivalité politique et domine la scène nationale. Personnalité sans doute la plus aimée des Libanais, il accepte aujourd'hui de « se » raconter pour ceux qui l’ont aimé et ceux qui l’on lu. Enterrer la haine et la vengeance qui vient de paraître chez Albin Michel, avec la collaboration de Jean-Philippe de Tonnac est donc un retour à soi douloureux et sobre, dépourvu d’intonations lyriques, hésitant entre les rires et les larmes. Conté tel un hakawâtî, l’ouvrage veut « transmettre » aux lecteurs « ce que pense » et « ce qu’est » son auteur dans un dialogue avec « un autre soi-même » qui se laisse « deviner » dans les pages.
Enterrer la haine et la vengeance est un chemin vers le pardon, un apprentissage de la foi guidée par la philosophie étudiée à Harvard et dont Aristote reste le maître. Un concept de pardon sur lequel l’auteur revient pour réaffirmer la stérilité de la revanche, sans toutefois innocenter le régime syrien. Aussi est-il un plaidoyer des chrétiens d’Orient, mais surtout des chrétiens du Liban, ce pays qui « court le danger de s’écarter de ce qu’il est, dans la seule mesure où les chrétiens renoncent à être ce qu’ils sont et s’avouent déjà battus. Je les enjoins vivement à sortir de ce cercle vicieux ».
Ghassan Tuéni rappelle le rôle fondamental joué par les chrétiens dans la construction de l’être arabe, notamment dans l’initiation à la Nahda, la Renaissance au XIXe siècle, et remonte aux croisés pour révoquer que les chrétiens arabes existent bien avant les croisades, et qu’ils se sont même parfois battus contre les Francs. « Que serait un Proche-Orient sans les chrétiens ? demande-t-il. Pour les Arabes musulmans, les chrétiens sont un lien privilégié avec le monde extérieur, qui est majoritairement non musulman. » C’est en ce sens qu’il rend un hommage à son ami disparu, Moussa Sadr, « ce géant du dialogue » qui, tel que Jean-Paul II, a lu le Liban comme un message. « L’Arabie florissante » n’est-elle pas « née du dialogue entre des poètes, des philosophes, des artistes, des mystiques juifs, chrétiens et musulmans » ?
Enterrer la haine et la vengeance est enfin un chant d’amour pour Nadia, illustre poétesse avec qui le mariage fut un scandale. Avant-gardistes, ils le furent par l’union orthodoxe et druze, ne se doutant point du sort que ce pays leur réservait, puisqu’il faudra faire le deuil de la mère et des enfants Nayla, Makram et Gebran Tuéni, foudroyé par ce destin auquel Ghassan Tuéni ne croit pourtant pas, ce qui le pousse à repenser la métaphore du héros grec qu’on a voulu voir en lui. Certes, le héros grec subit le destin, mais ce qu’il y a de merveilleux dans la tragédie au Ve siècle av. J.-C., c’est qu’elle est née avec la démocratie athénienne, l’homme devient ainsi responsable. L’essence du tragique est le triomphe sur la mort, une catharsis pour se libérer de la peur dont la plus grande est celle de mourir. C’est peut-être sous cette dimension que Ghassan Tuéni s’inscrirait dans la lignée des fils d’Eschyle.

 
 
 
BIBLIOGRAPHIE
Enterrer la haine et la vengeance de Ghassan Tuéni, Albin Michel.
 
2020-04 / NUMÉRO 166