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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Quand druzes et chrétiens ont cessé de s’aimer


Par Fifi Abou Dib
2015 - 06
«Un pan de mémoire » ou le récit des heurs puis des malheurs de Bzebdine, village tranquille et doux, « étincelle verte au croisement des deux Metn ». Sous le titre La passerelle du temps, Maha Baaklini Laurens, docteur et professeur en philosophie, doublée d’une psychothérapeute, livre un recueil d’histoires vécues dans la bourgade dont sa famille est originaire, et dont la particularité est d’abriter à part égale des druzes et des chrétiens. Au fil des pages, souvenirs d’enfance et mythologie familiale se révèlent avec en toile de fond, constamment, la délicate relation entre les deux communautés. En filigrane d’un humour charmant, le lecteur découvre la chronique d’une mort annoncée. 

Dans une stricte chronologie affluent d’abord les souvenirs de la petite enfance, époque bénie où se révèle le savoir-vivre très codifié qui régit les rapports entre les deux communautés, leur amour-propre à fleur de peau, la puérilité des hommes, parfois, la fausse soumission des femmes, la bigoterie de tous, un rien païenne. Entre druzes et chrétiens, on se consulte, on s’entraide, on crée des alliances pour renforcer son influence, on se respecte, par-dessus tout. Réceptions, événements, mariages, funérailles, condoléances, s’ouvrent par des échanges stéréotypés en langage fleuri, politesse à laquelle excellent les anciens et qui peut durer indéfiniment. Cet excès de rigidité verbale cache surtout une certaine crainte du mot mal placé qui viendrait troubler la mare limpide du fragile vivre-ensemble. 

Jusqu’aux premières étincelles de la guerre civile libanaise qui piège les vacanciers dans le village, cette formule de cohabitation fonctionne encore. Chrétiens et druzes se soutiennent, déterminés à se protéger les uns les autres. De la Montagne parviennent cependant des rumeurs terribles. On parle de massacres, d’évacuations. Des cohortes de déplacés arrivent, terrifiées, au village, et, le sachant mixte, refusent de s’y attarder. Bzebdine ne saurait vivre dans le déni plus longtemps. 

Survient l’événement déclencheur. Au hasard d’un jeu de cartes réunissant des représentants des deux communautés, le papier venant à manquer pour marquer les points, un druze sort une feuille de sa poche sur le revers de laquelle se poursuivra le décompte. En fin de soirée, le dernier joueur ayant quitté le salon en prononçant force paroles fleuries, on constate que la feuille usagée présente sur sa face initiale une curieuse liste de courses : des armes, leur prix public et le prix offert par le « parti ». Tout le monde s’arme donc en douce, les chrétiens comme les druzes. Un jour ou l’autre, ces armes vont servir. S’enchaîne alors, pour une population pacifique et farouchement pacifiste, une série d’incidents comiques qui ne sauront empêcher la tragédie finale. 

Ouvrage attachant à l’écriture spontanée, La passerelle du temps, premier roman de Maha Baaklini Laurens, se lit d’une traite, avec plaisir, et ajoute son écot aux multiples témoignages d’une guerre dont on n’a pas fini d’évacuer les traumatismes.

 
 
 
BIBLIOGRAPHIE
La passerelle du temps de Maha Baaklini Laurens, éditions du Cerf, 2015, 362 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166