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Roman
Trois hommes et le tumulte libanais


Par Fifi ABOU DIB
2013 - 10
C’est l’histoire de deux frères nés à Beyrouth à 11 mois de distance. Ils perdent leur mère pendant qu’ils sont encore enfants. Leur père, Nasri Chammas, pharmacien de métier et chimiste du dimanche, les traite comme des jumeaux et jubile de leur ressemblance, comme si cela faisait de leur trio –?leur trinité???– une seule et même entité virile et compacte. Ou plutôt «?trois exemplaires du même homme?», comme l’avait souligné une amie tunisienne de l’aîné, Karim. Ils en jouent d’ailleurs eux-mêmes?: Karim, plus sérieux que son frère Nassim, le remplaçait à certains examens. Obsédé par la mort dès l’âge de 40 ans et par les femmes jusqu’au bout, Nasri Chammas meurt vingt ans plus tard des suites d’une mauvaise chute sur la tête, probablement poussé (ou plutôt repoussé) par Hind qu’épousera Nassim après qu’elle eut été abandonnée par Karim. Mais nos trois compères ne sont pas – loin de là – les seuls héros de cette histoire qui met en scène de nombreux personnages hauts en couleur et de très beaux caractères féminins.

Ancien combattant lui-même, grièvement blessé pendant la guerre de 1975, engagé dans le mouvement palestinien Fateh bien que son quartier de naissance, Achrafieh, soit plutôt acquis à la milice phalangiste, Élias Khoury raconte dans ce roman, à travers l’histoire commune puis individuelle de ces trois hommes, à travers leurs rencontres, leurs amours, leurs épreuves et leurs choix de vie, quarante ans de l’histoire du Liban, notamment à Beyrouth et Tripoli. Le récit évolue en boucles, revient sur lui-même pour mieux se redéployer. Les événements affluent et refluent. Le déroulement est quasi organique. Il y a quelque chose de magique à sentir, à la lecture, qu’il n’y a aucun plan apparent, que les choses arrivent comme dans la vraie vie, au hasard. 

Dès l’entame, on est informé que Karim rentre de Beyrouth à Montpellier où il a fait ses études de médecine et épousé une Française. Il rentre sous l’orage et les bombardements. Il était revenu parce que le mal du pays l’empêchait de s’intégrer totalement, malgré une vie «?faite?» et deux enfants. Il était revenu surtout parce que son frère Nassim, qui a fait de l’argent à la faveur de la guerre, veut le consulter sur un projet d’hôpital qu’il voudrait lui confier. À partir de ce prétexte qui fait de Karim le héros du livre, c’est toute l’histoire du Liban, du début des années 50 au début des années 90, qui ressurgit par épisodes. On apprend que la pseudo-gémellité de Karim et Nassim a éclaté au commencement de la guerre, chacun ayant choisi un camp différent. Est-ce le seul justificatif du sous-titre, Le Miroir brisé?? L’entrée des anciens gauchistes, qui réclamaient davantage de justice sociale, dans le giron de l’islam radical en est un autre. Il est beaucoup question de langage dans ce roman qui tente d’arranger un chaos avec des mots. On savoure le vocabulaire gastronomique du Liban. Il est beaucoup question de nourriture. On apprend qu’il a suffi aux islamistes de remplacer, dans le manifeste marxiste, le mot «?classe ouvrière?» par le mot «?islam?» pour obtenir un manuel à l’usage de leur cause. On apprend que le nom de «?Raouché?» donné au rocher de Beyrouth est d’origine syriaque et non française. On apprend que la famille Daguiz, des musulmans de Tripoli, descend d’un croisé du nom de De Guise et pratique un sabir, une «?ligua franca?» à laquelle ils s’initient de père en fils. On apprend aussi que «?Sinalco?», nom dont est dérivé le titre, est une marque de boisson sucrée sans alcool d’origine allemande dont une franchise avait été créée à Tripoli dans les années 60. «?Sinalcol?» est le nom de guerre d’un ami à Karim, tué dans les combats, et auquel Karim s’identifie de façon morbide. 

De livre-pays, Sinalcol se transforme en livre-monde, survolant histoire, géographie, politique et actualité. Dans l’imaginaire d’Élias Khoury on rencontre des personnages réels tels que le cinéaste Maroun Baghdadi, le barbier Ghamiqa ou l’auteur culinaire Zyriab. On imagine aisément que la traduction de l’arabe, fidèlement réalisée par Rania Samara, a dû relever par moments de l’acrobatie, l’auteur ayant privilégié l’arabe dialectal libanais, difficile à vérifier dans les dictionnaires. Ainsi, seul un Libanais peut comprendre ce que signifie le mot «?zankha?». Tout le champ lexical olfactif français ne satisferait pas à rendre de manière précise cette odeur que laisse un œuf cassé ou un poulet de fraîcheur douteuse, telle qu’on la perçoit sous nos cieux. 

Enfin, si vous vous êtes pris au jeu de cette épopée qui semble, comme le réel, interminable, la chute du roman réveille comme une claque et rappelle à qui l’aurait oublié qu’il ne faut rien prendre au sérieux.


 
 
D.R.
Élias Khoury raconte dans ce roman 40 ans de l’histoire du Liban, à Beyrouth et Tripoli.
 
BIBLIOGRAPHIE
SINALCOL (LE MIROIR BRISÉ) de Élias Khoury, traduit de l’arabe par Rania Samara, Actes Sud/L’Orient des Livres, 2013, 480 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166