FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Roman
La violence et la candeur


Par Charif Majdalani
2007 - 11
Avant de commencer à écrire de la fiction, le Togolais Sami Tchak s’est consacré pendant une décennie à l’étude des misères et des problèmes de l’Afrique et de l’Amérique latine. Auteur depuis 2001 de trois romans chez Gallimard, dans la problématique collection « Continent noir », il a publié en 2007 son quatrième livre, Le Paradis des chiots, chez Mercure de France.

Le Paradis des chiots est l’histoire d’un garçon de quatorze ans, Ernesto, qui raconte la vie qu’il mène à El Paraiso, le bidonville d’une cité d’Amérique latine. Cette cité n’est jamais nommée, mais pourrait aussi bien être, malgré l’onomastique hispanisante, n’importe quelle métropole de l’hémisphère Sud de notre planète ou de l’Asie, ou de toute ville où la violence urbaine atteint des sommets, mêlant trafics, guerres de gangs, assassinats, corruption, soumissions, prostitution et alliance des pouvoirs officiels avec les pouvoirs occultes.

À El Paraiso, Ernesto vit avec sa mère dans une cabane où il n’y a qu’un seul matelas. Il navigue entre les gangs et leurs chefs qui sont souvent d’autres enfants, un peu plus âgés que lui, et parfois des adultes ou même des policiers. Il endure ce qu’on endure dans ces univers, il passe ses journées à chercher à manger, ou à tirer un coup, et comme il est plutôt faible dans cet univers impitoyable, il est souvent humilié, battu, violé, ce qui le pousse à se mettre sous la protection de plus grands que lui, ou de plus forts, et ainsi va la vie, dans l’indifférence d’une mère prostituée et d’amis qui ne sont réellement tels que s’ils sont plus faibles que lui, et qu’il peut sur eux exercer ce qu’il subit de la part des plus forts.

Mais si l’histoire racontée est essentiellement celle d’Ernesto, le roman est construit selon le principe de la multivocalité, et laisse entendre deux autres voix. Celle de la mère d’Ernesto d’abord, qui raconte à ce dernier son passé, quand elle n’était qu’une enfant fraîchement débarquée à El Paraiso. Tout aussi émaillée de violence, son histoire est celle de sa poignante rencontre avec une sorte d’inquiétant maquereau nommé El Che, un homme qui n’a pourtant du maquereau que l’apparence et qui va tenter de protéger Linda, de la sauver de son destin inéluctable de prostituée. Mais Linda grandit et, petit à petit, s’éprend de son corps. Brûlant de désir, elle rejette finalement l’aide d’El Che et se précipite en jubilant dans l’enfer du bidonville. La troisième voix que l’on entend dans le roman est celle d’El Che, qui raconte son passé et les raisons de son attachement à Linda.

Les trois récits, et notamment ceux d’Ernesto et de Linda, se présentent sous la forme de longs flux intérieurs, mimant une oralité et une langue de la rue très drôles et très inventives. La violence transpire pourtant dans chaque phrase et dans chaque fait raconté, mais très curieusement aussi, cette violence est comme amortie, surtout dans le cas d’Ernesto, par une sorte de candeur dans la vision des choses et dans leur évaluation. Ernesto trouve tellement normal tout ce qui lui arrive, les viols, les meurtres, les cadavres que l’on jette dans les décharges et les propres avanies qu’il subit ou fait subir que son récit est décliné sur le même mode que celui qu’il aurait adopté pour raconter la routine d’une vie sans vrais soucis. Et c’est ce mode presque ronronnant, habillant avec une incroyable subtilité les faits et les gestes les plus insupportables, qui fait la force de l’écriture du livre. Car si la voix d’Ernesto, reflet du regard naïf qu’il promène sur son monde, lisse les aspérités de la vie, elle est, pour l’auteur du roman, une manière perverse et terriblement ironique de réfléchir sur la nature humaine et ses possibilités d’adaptation aux pires situations. Et cette ironie perverse atteint son point culminant lorsque le doute s’installe sur l’identité des personnages, lorsque les enfants dont on entend l’histoire, qui se disputent autour d’une décharge ou se battent autour d’une gamine, apparaissent soudain, l’espace d’un fugace instant d’indécision, comme une meute de chiens se chamaillant autour d’un morceau de pain rassis ou d’une femelle. L’habit ronronnant du réel soudain se déchire et la violence la plus dure montre alors ses horribles dents.

Pourtant, une chance est donnée de s’en sortir. Une première fois à Linda, par l’intermédiaire d’El Che, une autre fois à Ernesto, par sa rencontre avec Lucia, une jeune femme riche, une peintre qui habite un grand appartement des beaux quartiers de la ville. Paradoxalement, c’est lorsque Lucia l’emmène chez elle, vers la fin du roman, que, par contraste avec ce milieu nouveau où il est transposé, l’on découvre l’allure d’Ernesto, ses pantalons d’adulte trop larges, la corde en guise de ceinture et ses pieds nus et sales. Comme si le regard extérieur porté sur lui pour la première fois le révélait au lecteur, en même temps qu’il certifiait enfin sa qualité d’humain. Même si par la suite, cette dernière redevient problématique, et que, dans les ultimes pages du livre, on recommence à se demander si ce que Lucia décide d’adopter est un jeune garçon des bidonvilles ou un simple chien des rues.

 
 
© Catherine Héli
L’habit ronronnant du réel soudain se déchire et la violence la plus dure montre alors ses horribles dents
 
BIBLIOGRAPHIE
Le Paradis des chiots de Sami Tchak, Mercure de France, 2006, 222 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166