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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Voyage en barbarie


Par Fifi ABOU DIB
2007 - 10


Les récits de prisonniers sont comme les récits des voyageurs, une percée dans un monde inconnu, où l’on découvre des contrées sauvages et des civilisations étranges. À la différence que certains prisonniers, même libérés, ne reviennent jamais de leur lieu de détention. D’où le titre du récit de Moustafa Khalifé?: La Coquille. On comprendra très vite que la coquille architecturale et mentale de la prison enveloppe aussitôt la personne tout entière du prisonnier, le conduisant inéluctablement et irrémédiablement à s’enfermer en lui-même une fois rendu au monde «?libre?».

Prisonnier politique en Syrie, une première fois en 1979, puis de 1982 à 1994, Khalifé connaît bien cet univers carcéral particulier, totalement en marge de la justice, où les divers services de renseignements, habilement mis en compétition par le régime, rivalisent de cruauté et usent d’un même procédé de déshumanisation. De son expérience, il a fait un récit présenté comme un journal, où il restitue sous une forme légèrement romancée les choses qu’il a vues, entendues et vécues durant son long enfermement.

Le narrateur de La Coquille est un cinéaste qui revient dans son pays après un séjour de six ans en France. Arbitrairement arrêté à son arrivée à l’aéroport, il subira 13 ans de calvaire que sa qualité de cinéaste lui permet de restituer comme on déroule une pellicule. Avec un œil-caméra, d’une sobriété objective, dépourvue de pathos, Khalifé plonge le lecteur dans un réel souvent insoutenable.

Dans la prison du désert, une ancienne caserne construite par les Français (probablement du côté de Palmyre), il cohabite parfois avec quelque 10?000 prisonniers, médecins et universitaires pour la plupart. Ici, on est réparti par couleur?: les verts (Frères musulmans et autres islamistes) et les rouges (mouvements de gauche et opposants au parti). Bien que chrétien, le narrateur est parqué avec les verts. Ces derniers ont avec lui un comportement paradoxal. Ils le traitent avec un mélange de rejet, de méfiance et d’humanité. Malgré son isolement, il admire leur courage, leur assiduité à pratiquer leur religion par tous les moyens, notamment la mémorisation, sous peine de torture et de mort. La torture en tout cas est dans ce cadre le lot de tous. Pas un jour sans coups de fouet, humiliations diverses et morts arbitraires. À la longue, l’intensité de la douleur devient abstraite, autant pour le prisonnier que pour le lecteur qui est à son tour happé dans la coquille.

Par-delà les scènes sadiques où les matons crachent dans la bouche des prisonniers, ou tirent par les pieds les pendus qui parfois se vident sur leur tête, on trouve dans le témoignage de Khalifé des passages d’une force visuelle et d’une poésie inouïe. Un jour de septembre se lève un vent de sable. Dans cet univers où nul n’a jamais vu ni crayon ni papier, la tempête apporte un petit miracle?: «?Soudain, le vent a jeté contre la lucarne une pleine page de journal. Elle est restée coincée entre les barreaux. Tous les regards étaient rivés au plafond. Le vent secouait la page entre les barreaux, on l’entendait claquer. Plusieurs priaient le ciel de faire tomber le journal dans la cellule, qu’il n’aille pas s’envoler plus loin…» Cette vieille page de journal, une page sportive qui plus est, les fedayins de la prison formeront une pyramide pour la récupérer au péril de leur vie. «?Lis?!?», le premier mot du Coran. «?Le Verbe?», au commencement de toute chose dans la Bible. Les prisonniers organisent une nouvelle vie autour de ce cadeau du ciel. Ils désignent un «?responsable du journal?» que certains surnomment «?le ministre de l’Information?».

Dans La Coquille, on retrouve naturellement les thèmes de la solitude et de la mort. La générosité des Bédouins, prêts à sacrifier leur unique mouton pour honorer un étranger de passage, illustre magnifiquement la première. Quant à la mort, c’est moins dans la torture et les exécutions que dans l’absence qu’elle se fait le plus cruelle. «?L’homme ne meurt pas en une seule fois. Chaque fois qu’un proche (…) meurt, la place que ce proche (…) occupait meurt dans l’âme de cet homme. Avec le temps, avec les morts qui se succèdent, il meurt en nous de plus en plus d’endroits. (…) Moi, Lina, je porte en moi un grand cimetière.?»

On ne sort pas indemne de La Coquille de Mustafa Khalifé. Plus qu’un témoignage de l’univers carcéral, ce livre suscite une interrogation sur l’effet des régimes de type stalinien dans la psychologie humaine. Quel est l’avenir d’une politique qui vise à remplacer le culte de Dieu par celui d’un chef?? De quel côté du mur se trouve la liberté?? En miroir se profile un terrible constat?: durant sa détention, un prisonnier rêve d’un avenir meilleur qui l’attendrait à sa libération. Une fois sorti, il ne lui reste plus rien à espérer.

 
 
Khalifé connaît bien cet univers où les divers services de renseignements rivalisent de cruauté et usent d’un même procédé de déshumanisation
 
BIBLIOGRAPHIE
La Coquille de Moustafa Khalifé, Sindbad- Actes-Sud, 2007, 200 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166