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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Des enfants dans l’orage


Par Charif MAJDALANI
2007 - 09


Juan José Saer est considéré comme l’un des écrivains argentins les plus importants d’aujourd’hui, et un des grands noms de la littérature hispano-américaine. D’origine syrienne, situant les intrigues d’une grande partie de ses livres dans la région de Santa Fé où il est né, à l’ouest de Buenos Aires, Saer est l’auteur d’une œuvre considérable. Professeur de littérature en France où il vivait, il est mort en 2005. Son ultime roman, Grande fugue (La Grande), vient d’être traduit en français. Ce livre est resté inachevé, car Saer n’a pas eu le temps d’entamer le dernier chapitre, dont il n’a écrit qu’une phrase, fort belle au demeurant. Mais il n’en reste pas moins parfaitement lisible, et se clôt même sur une scène magnifique qui aurait aussi bien pu être la dernière de l’ouvrage, d’autant que Saer semble avoir conçu l’ultime partie sous la forme d’une brève coda.

Grande fugue est un roman ample et majestueux, qui raconte le quotidien de plusieurs personnages durant une semaine de belle fin d’été, du mardi au lundi suivant (chaque journée correspondant à un chapitre), dans une ville de province argentine. Ces personnages appartiennent tous à la bourgeoisie moyenne cultivée et certains se trouvent déjà dans d’autres livres de Saer, tels Pigeon Garay et surtout l’intellectuel et journaliste Tomatis. Mais ici, la figure centrale est celle de Nula (forme arabe de Nicolas), petit-fils de commerçant damascène et jeune marchand de vin préparant un livre sur l’ontologie du devenir. Autour de Nula, véritable projection de Saer lui-même, gravitent son ancienne amante Lucia et son mari Riera, deux êtres mystérieux, sa propre femme, la superbe Diana à la main coupée, ses amis Soldi et Gabriela qui enquêtent en vue d’un livre sur un ancien mouvement littéraire régional, et d’autres encore, notamment l’étrange Guttierez, un ancien habitant de la ville, disparu pendant trente ans, qui revient et qui, dans la villa qu’il vient d’acheter dans la campagne environnante, donne le dimanche un déjeuner à tout ce monde ainsi réuni pour un superbe final.

Dans une écriture magnifique, usant d’une palette incroyable de techniques, Saer compose dans Grande fugue une suite de scènes d’une beauté étourdissante (marche de deux promeneurs dans les bois sous la pluie, jeune femme heureuse dont les pensées gambadent tandis qu’elle recoud le bouton d’une jupe, catalogue des sensations recomposant les souvenirs d’une enfance au bord de la pampa, etc.) et qui font du roman une véritable somme narrative. Le lecteur accompagne ainsi chacun des personnages dans ses activités journalières et dans ses pensées, grâce à des moments de puissantes focalisations, au gré du passage des points de vue de l’un vers l’autre. Mais ces personnages, auscultés de près dans leur présent en ce qu’il a de plus minutieux, sont également racontés à partir d’un passé auquel ils sont sans cesse confrontés, dont ils ne cessent de parler entre eux, sur lequel ils enquêtent – passé individuel et passé commun lié à l’histoire de l’Argentine et à ses terribles dictatures. Sans entraver le présent, comme chez Faulkner auquel certains passages de Grande fugue font parfois penser, le passé joue un rôle considérable, il ne cesse d’irradier dans chaque geste et chaque attitude, il crée les conditions du rapport des protagonistes entre eux, de leurs connivences, de leurs complicités, aussi bien qu’il est le moteur des interrogations des uns sur les autres et sur l’énigme que chacun continue à être par rapport à tous les autres.

Ces relations pacifiées sont le fait d’hommes et de femmes que lient, de façon tacite, une éthique commune et une manière d’être au monde qui est au cœur de la réflexion de Saer sur la condition humaine. Pour Saer, le réel et le présent sont des entités dénuées de toute cohérence, incompréhensibles, ensemble chaotique d’éléments complexes que seule la subjectivité de l’homme peut doter de sens, mais d’un sens qui demeure partiel et parcellaire. Ce qui explique que tous les personnages accordent un rôle capital à leur passé et au passé des autres, le passé n’étant finalement qu’une manière de reconstituer en un ensemble cohérent tout un faisceau de relations, de faits et de d’événements discontinus. Ce qui explique aussi les réflexions que se fait Nula tout le long du livre et qu’il développe au contact de la vie de tous les jours, prenant des notes et méditant sur les rapports entre l’homme et l’univers, entre la conscience constituant le sens et le monde qui sans cela n’en aurait aucun. S’il y a du Sartre dans cette manière de concevoir l’être au monde, il y a du Roquentin dans Nula, un Roquentin léger, plein d’humour, latin en quelque sorte, mais hanté lui aussi, à l’instar du personnage de la Nausée, par l’empâtement de l’individu dans le quotidien (dans l’existence, aurait dit Sartre), et qui, pour échapper au sentiment pénible que cela crée, ne cesse de considérer les événements de sa vie comme pris dans le grand brassage universel du devenir, devenir qui n’est qu’une série de combinaisons immaîtrisables de hasards dénuées de raison et de finalité.

Conscients de n’être que le fruit de cet enchaînement fou, et d’être livrés à l’arbitraire de l’advenant brutal et toujours impondérable, les personnages de Saer savent néanmoins aimer la vie et s’accordent sans rechigner les plaisirs qu’elle leur offre, et notamment le plus précieux, celui d’être ensemble, ce qui fait d’eux des êtres tranquillement exceptionnels et de leur réunion autour d’un déjeuner campagnard, dans l’avant-dernier chapitre, une sorte de petit cénacle en marge du monde. Heureux dans la lumière magique d’un début d’automne, ils suivent ainsi tranquillement la lumière qui décline, puis qui cède la place à un somptueux orage au sein duquel ils vont alors se mettre à jouer comme des enfants, en une scène finale digne des plus belles pages de la littérature.

 
 
© John Foley / Opale
Les personnages de Saer savent aimer la vie et s’accordent sans rechigner les plaisirs qu’elle leur offre
 
BIBLIOGRAPHIE
Grande fugue de Juan José Saer, traduit de l’espagnol par Philippe Bataillon, Seuil, 2007, 480 p.
 
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