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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Voyage au pays de la chair


Par Katia GHOSN
2007 - 09



L’évidence du miel se situe dans la mouvance de l’écriture pornographique en vogue dans le monde arabo-musulman en ce début de siècle. Indice de changement social profond, sonnant le glas des tabous et de l’hypocrisie, ou simple effet de mode, dont seuls quelques privilégiés ayant été contaminés par la liberté à l’occidentale et l’appât éditorial peuvent se vanter ? Toujours est-il que la narratrice, tout en déplorant « la misère sexuelle » qui fait du « scandale » le mode d’être au féminin, se proclame l’héritière d’une tradition ayant toujours mis la sexualité à l’honneur.

La narratrice exhibe un « Je » omniprésent et solipsiste. Les personnages sont insignifiants et n’apportent aucune valeur ajoutée au roman. Les assertions multiples, imposées sans révision, succombent à leurs propres contradictions. Cela n’avantage pas une trame décousue et une écriture qui rappelle par endroits les talk-shows et les programmes de téléréalité.

Après l’annulation du colloque dans lequel elle devait intervenir sur la sexualité dans les textes arabes anciens, la narratrice décide de publier un livre sur le sujet et de faire revivre un Kama-sutra arabe n’ayant rien à envier à son équivalent indien. D’ailleurs, elle se dit l’une des innombrables petites-filles de Alfiya, personnage légendaire d’origine indienne. Alfiya vient de « alf », mille en arabe, surnom qu’elle aurait mérité pour avoir fait l’amour avec mille hommes : « Si Alfiya était encore parmi nous, elle aurait écrit un livre sur sa vie sexuelle et mis sur la couverture sa propre photographie toute nue ; ce livre aurait fait les meilleures ventes et l’auteure aurait été connue aux quatre coins du monde. » « Mon livre ferait-il la une des ventes ? » se demande la narratrice à plusieurs reprises. L’initiatrice du sexe pour le sexe révèle un esprit mercantile prêt à se vendre sans scrupules sur l’autel de la consommation marchande et peu compatible avec l’art qu’elle est censée représenter. La règle d’or de l’esthétique exige que l’œuvre d’art ne puisse avoir d’autre finalité qu’elle-même, ce dont la narratrice n’a cure. « L’amour n’existe pas, proclame-t-elle, c’est une illusion métaphysique vaine qui me dépasse. » Seuls les mots séduction, désir, plaisir, jouissance, trouvent grâce à ses yeux. Les scènes de volupté où « le penseur » procède à des rites de dégustation de miel vaginal font les meilleures pages du roman. Avec lui commence un voyage initiatique au pays de la chair au cours duquel « il s'est retiré pour qu'elle puisse naître à elle-même ». « Je baise donc je suis », écrit-elle triomphalement. L’héritage de Descartes est bien révolu. La transcendance est passée de mode. « Le cul » est désormais célébré comme l’organe par excellence de la connaissance de soi.

Cet ouvrage conteste l’idée, de plus en plus partagée en Occident, selon laquelle l’islam serait incompatible avec la sexualité. Le 11-Septembre, entre autres facteurs, a discrédité l’islam, n’en gardant qu’une image austère et sanglante. Les penchants hédonistes manifestes dans certains discours attribués au Prophète, ou dans « le mariage pour le plaisir » chez les chiites, pour ne mentionner que quelques exemples, sont occultés. Or, il échappe à la narratrice que ces mêmes exemples, ainsi que de nombreux morceaux de l’anthologie sexuelle arabe qu’elle cite à satiété, issus de la loi islamique (fiqh), tels les textes d’al-Nafzawi, al-Tifachi, al-Tijani, ne peuvent être isolés de leur contexte « métaphysique » et asservis à une théorie purement mécaniste de la sexualité.

« L’arabe, pour moi, est le langage par excellence de la sexualité. » Grâce à ce « pour moi », la langue la plus divine échappe de justesse au pire réductionnisme ! La narratrice prétend se saisir de la parole afin que, dotée de cette nouvelle puissance, elle puisse contribuer à remodeler un langage qui porte les stigmates de la domination masculine. Or, si elle réussit à s’emparer d’un langage longtemps demeuré l’apanage des hommes, elle reste tributaire de l’idéologie qu’il charrie. De son amie Fadia, elle dit « qu’elle a besoin de se frotter à l’homme afin de se réconcilier avec elle-même ». De son être, la femme reste redevable à l’homme. D’autres formes possibles d’épanouissement sont à peine évoquées. Le projet déconstructionniste du début est entaché de conservatisme.

Par ailleurs, l’annonce d’en finir avec la métaphysique amoureuse et les états d’âme qui en découlent s’est révélée peu crédible. Ironie du sort, le refoulé resurgit avec violence. « Le penseur » n’est-il pas le souffle qui l’anime ? La souffrance, la peur, l’attente, le vide, l’effondrement, l’envie de meurtre… liés à son départ ne sont-ils pas la revanche finale de l’amour qu’elle s’acharnait tant à nier ? Ainsi donc, L’évidence du miel n’a d’évident que le miel.

 
 
La narratrice se proclame l'héritière d'une tradition ayant toujours mis la sexualité à l'honneur
 
BIBLIOGRAPHIE
L’évidence du miel (Bourhan el-Assal) de Salwa al-Nuaimi, éd. Riad el-Rayyes, 2007, 150 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166