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Roman
Un drôle d’enquêteur sur les rives du Bosphore


Par Jabbour DOUAIHY
2007 - 06


Si Umberto Eco a réussi avec Le nom de la rose à introduire le polar historique dans le cercle de la littérature romanesque de « qualité », son enquêteur, le moine franciscain Guillaume de Baskerville, qui déchiffre l’énigme d’un meurtre en série dans une abbaye bénédictine du XIVe siècle, semble faire des émules. Le dernier en date de ces Crime Scene Investigators avant l’heure, mais tout aussi perspicace et méticuleux, est un… eunuque. Le manque d’attributs masculins va procurer à Hachim plus de sérénité dans une enquête qui évolue en partie dans le harem même du sultan ottoman Mahmoud II (où une concubine a été retrouvée étranglée juste avant de rejoindre la couche du sultan), comme il va lui permettre de résister aux avances de la jeune femme de l’ambassadeur russe auprès de la Sublime Porte, apparemment bien impliqué dans les événements dramatiques qui ont secoué la capitale du sultan, ou pour entrer dans l’intimité de la validé sultane, mère du sultan Mahmoud, ancienne esclave créole, amie d’enfance de Joséphine de Beauharnais, lectrice de Choderlos de Laclos et de Balzac.

Nous sommes en 1836, dans la capitale de l’empire en proie aux tensions et aux ambitions de toutes sortes, déjà affaibli mais pas encore « l’homme malade ». L’espace urbain, tel que décrit par l’auteur du Complot des Janissaires, Jason Goodwin, spécialiste par ailleurs de l’histoire byzantine à l’Université de Cambridge, est propice au mystère : « Istanbul n’était qu’un ensemble de codes aussi complexes et déroutants que ses venelles impénétrables, clameur silencieuse de signes hérités, de jargons privés, de gestes opaques. » Ajoutez à ce climat de rigueur dans la dynamique du genre policier la culture séculaire du complot dans le palais de Topkapi et ses environs, ainsi que la propension chronique aux rumeurs et aux incendies, et voilà le décor bien planté. Quatre cadets de la nouvelle garde sont enlevés et leurs cadavres retrouvés un à un. Toutes les suppositions circulent. Surtout une : les janissaires, corps militaire démantelé par le sultan, seraient-ils en train de préparer un retour foudroyant au pouvoir ? Hashim, le détective peu ordinaire, connu pour son intelligence, a une douzaine de jours pour résoudre l’énigme,  avant la parade de la nouvelle garde devant le sultan…

C’est à un véritable jeu de piste qu’il doit se livrer, aidé en cela par un ambassadeur de Pologne qui n’a plus de pays à représenter, mais qui se maintient grâce aux deniers du sultan (dans le rôle d’un Watson bien averti), par une prostituée, un danseur transsexuel et un mystérieux Nicolaï Potemkine, attaché militaire près l’ambassade de Russie… Il ne doit rien négliger pour remonter la « logique du crime » : des parchemins, des traces de sang, des examens d’ossements, des strophes de poésie soufie accrochées à l’arbre des janissaires (le titre anglais étant The Janissary Tree) après la découverte de chacun des corps ou d’étranges rapports entre crimes et cuisine : un corps au visage mutilé retrouvé dans un chaudron, un autre enveloppé avec des cuillères en bois… Comme dans tout bon récit policier, le dénouement, même inscrit quelque part dans le déroulement des événements, ne sera pas nécessairement prévisible.

Le polar historique est aussi une reconstitution savante, et Jason Goodwin ne manque pas de nous le rappeler avec les digressions hautes en couleur sur les cercles du pouvoir, le cosmopolitisme d’Istanbul, sorte de capitale du monde, l’essor et le déclin des janissaires, les tekkes des sectes mystiques et autres lieux de culte chrétiens ou juifs… L’enquête nous mène (ou est emmenée) partout : dans les tanneries, les cafés, les ambassades, les archives ou les bordels. La capitale de l’Empire ottoman est ainsi revisitée par un très fin connaisseur des lieux et de l’époque. En auteur (déjà) avisé de romans policiers, Jason Goodwin sait que le genre fonctionne en série et promet que cette enquête sur les bords du Bosphore sera la première d’une suite d’énigmes sanguinaires auxquelles va s’attaquer Hachim l’eunuque. Au vu de ce roman foisonnant et parfaitement traduit, nous souscrivons tout de suite !

 
 
 
BIBLIOGRAPHIE
Le Complot des janissaires de Jason Goodwin, Plon, 330 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166