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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Hamlet en Algérie


Par Charif Majdalani
2007 - 05


Le dernier roman de l’écrivain algérien Amin Zaoui se situe dans quelque chose que l’on pourrait désormais appeler une tradition du roman arabe de langue française, celle des récits d’initiation où l’on voit de jeunes garçons s’éveiller à la vie, à leur entourage et à la sexualité. Cette tradition, qui est possible de faire remonter à un livre comme le Passé simple du Marocain Driss Chraïbi, s’est trouvée plus récemment illustrée par des livres tels Clandestin du Libanais d’origine Sélim Nassib ou La Ceinture du Saoudien Ahmed Abodehman.

Dans Festin de Mensonges, le narrateur est donc un jeune garçon qui vit la fin de son enfance dans un village au cœur des montagnes de la région de Tlemcen. Mais ce qui aurait pu être un éveil à l’existence entre les mères et les sœurs, dans une ambiance agraire et pastorale paisible apparaît vite comme un microdrame lié à de sombres affaires matrimoniales proches de ce que l’on trouve dans les tragédies anciennes. Dans la grande maison du narrateur, en effet, c’est l’oncle paternel, Houssinine dit Hô Chi Minh, qui règne à la place du père dont il a usurpé la place et la fonction en faisant croire abusivement à sa mort puis en épousant sa femme. Le roman se construit donc autour d’une relation conflictuelle entre le narrateur, petit garçon gauche et gaucher, et son oncle. Incapable de lutter contre ce dernier, l’enfant se réfugie dans les lectures, dans la culture de la langue française et très rapidement dans la vie sexuelle. Mais pas n’importe laquelle, et c’est bien là la part la plus singulière du roman. Car l’enfant découvre qu’il ne se satisfait qu’au contact des femmes d’âge mûr, clairs substituts maternels. Dépucelé par sa tante, sœur jumelle de sa mère, il accumulera petit à petit les expériences avec des épouses d’instituteurs ou des femmes de ménage, au village autant qu’à la ville où Houssinine, pour se débarrasser de lui, l’envoie vivre dans un pensionnat.

Il apparaît clair que cette sexualité un peu trouble n’est en réalité qu’une expression de lutte contre l’oncle qui a confisqué la mère. Mais nous ne sommes pas là dans une relation oedipienne simple, car ce que fait l’enfant en partageant la couche de sa tante, ce n’est pas seulement s’approprier de manière fantasmatique sa mère, mais aussi devenir symboliquement son propre père afin d’en réhabiliter la figure face à l’usurpateur. Le conflit entre oncle et neveux se trouve ainsi métamorphosé en une lutte entre deux frères ennemis autour d’une même femme.

On aura évidemment reconnu ici la structure du Hamlet de Shakespeare, dont Festin de mensonges est indubitablement une réécriture. La trame de Hamlet est d’ailleurs ici comme démultipliée, tantôt à travers d’autres détails de l’histoire compliquée des relations matrimoniales du clan, tantôt à travers ce qui fait l’arrière-plan historique du livre. Le roman de Amin Zaoui se construit en effet autour de deux événements historiques : le renversement du président Ben Bella par Boumediene en 1962 et la défaite de Nasser et des Arabes face à Israël en 1967. Ces deux événements, vécus par un enfant qui n’y comprend rien, sont investis de sens par lui, et dotés de significations subjectives en rapport avec son conflit contre l’image de l’oncle. Ainsi, la défaite de Ben Bella est assimilée à celle du père et le triomphe de Boumediene à celui de l’usurpateur domestique. Et si Nasser, également assimilé à ce dernier, est défait durant la guerre de 1967 face à la vieille Golda Meïr (imaginée, de manière provocante, comme une amante potentielle jouant le rôle de la mère victorieuse), il n’en demeure pas moins que le dirigeant égyptien triomphe d’une autre manière. Car si, chez Zaoui, Nasser et Boumediene sont livrés aux gémonies, ce n’est pas seulement de manière symbolique. C’est aussi pour une raison propre non plus cette fois à l’enfant narrateur mais à l’auteur lui-même et à sa position par rapport à la culture et à l’histoire de l’Algérie moderne. Dans Festin de mensonges, le combat entre Houssinine et son neveu apparaît en effet aussi comme la représentation d’un conflit entre deux visions antagonistes de ce pays. Tout le long du roman, en effet, l’Algérie tant rurale que citadine est une terre où coexistent musulmans, chrétiens et juifs et ce n’est pas un hasard si le plus beau passage de ce livre par ailleurs drôle, ironique et décapant, se trouve être le passage sur les cimetières mixtes de Tlemcen, où dorment côte à côte les morts algériens des trois religions et où vient lire et rêver le jeune garçon (clin d’oeil supplémentaire, en passant, à Hamlet). Or ce que Boumediene et Nasser auront fait, c’est l’éradication de cette multiplicité des sociétés arabes et leur appauvrissement culturel. Or, pour le narrateur de Festin de mensonges, la culture et sa diversité sont une échappatoire au pouvoir avunculaire. Le triomphe de Boumediene et de Nasser, l’arabisation et le départ des juifs et des chrétiens apparaît donc, métaphoriquement, comme un nouveau triomphe de l’oncle et, au niveau de l’Histoire, comme une ultime défaite – non plus seulement celle du narrateur, mais celle de toute l’Algérie.

 
 
Le triomphe de Boumediene et de Nasser, l’arabisation et le départ des juifs et des chrétiens apparaît donc, au niveau de l’Histoire, comme une ultime défaite, non plus seulement celle du narrateur, mais celle de toute l’Algérie
 
BIBLIOGRAPHIE
Festin de mensonges de Amin Zaoui, Fayard, 2007, 200 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166