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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
L’an prochain à Deir ez-Zor


Par Charif Majdalani
2007 - 04



Loin du tintamarre médiatique, il est des écrivains qui travaillent à produire des œuvres lentement mûries, fortes et d’une cohérence sans failles. Catherine Lépront est de ceux-là. Auteur de nombreux romans, de pièces de théâtre et d’essais, prix Goncourt de la nouvelle, Grand Prix de la Société des gens de lettres, Catherine Lépront poursuit depuis une vingtaine d’années sans vacarme ni gesticulations inutiles un travail d’une beauté et d’une originalité complètes. Son dernier livre, au titre énigmatique, Esther Mésopotamie, le confirme avec éclat. On y retrouve avec bonheur nombre des thèmes et des préoccupations antérieures de Catherine Lépront.

Esther Mésopotamie est tout d’abord une histoire d’amour, celui que voue la narratrice à Osias Lorentz, un archéologue spécialiste de l’art du Moyen-Orient antique dont elle est la collaboratrice à Paris. Mais cet amour, elle ne le lui déclare pas, tout simplement parce qu’elle est persuadée qu’Osias aime de son côté, et de manière définitive, une autre femme, la fameuse Esther. Mais Esther, nul ne la verra jamais, nul ne saura ni qui ni comment elle est, à tel point que la narratrice finira par douter de son existence, comme elle doutera aussi de l’existence réelle de cet Orient antique dont Osias passe sa vie à retracer l’art et l’histoire. Or, à l’instar de l’Orient, Esther existe bel et bien, et c’est là que tout se joue et que tout se noue. Mais en attendant de le découvrir, la narratrice vivra durant vingt ans dans une sorte de platonisme amoureux, essayant d’imaginer la vie d’Osias durant ses longues absences, son travail lointain et sa passion sans visage, sans s’apercevoir qu’il est lui-même, durant tout ce temps, en train de se leurrer sur elle, lui imaginant une vie et un amant qu’elle n’a pas ou n’a jamais eu.

Histoire d’amour faite d’illusions, de phantasmes et de leurres, Esther Mésopotamie est aussi, et peut-être surtout, un magnifique roman de l’espace habitable, de notre résidence sur la terre, de notre manière d’occuper nos lieux domestiques, de les investir de phantasmes, ou de les rêver. Grande romancière des géographies intimes et imaginaires, Catherine Lépront assigne trois décors à l’histoire d’Osias et de son amoureuse. Le premier est l’immeuble n° 161 d’une rue de Paris, dans le XVe arrondissement, propriété d’Osias Lorentz, où ce dernier donne un studio en guise de bureau, sur le même palier que sa maison, à sa collaboratrice. Cet immeuble est gardé par Anabella Santos João, une femme d’origine africaine, sorte de fabuleuse matrone, protectrice de l’endroit aussi bien que de la personne d’Osias, le maître de céans dont elle est comme la confidente et la mère un peu ogresse. Le deuxième lieu est la maison de la narratrice, un appartement, appendice lui aussi, mais de la maison parentale cette fois, et qui constitue le pendant négatif du 161, parce que la jeune (puis moins jeune) femme ne cherche qu’à s’en échapper. Le troisième lieu, c’est la maison de Deir ez- Zor, en Syrie, sur l’Euphrate, une maison paradisiaque qui appartient à Osias Lorentz et où ce dernier promet sans cesse d’emmener un jour sa collaboratrice. 
La spatialisation dans Esther Mésopotamie est ainsi fortement symbolique. Autour du 161, point central où, contrairement à un désir profond, l’on ne peut pas rester au-delà des heures que les rapports sociaux assignent au travail, s’articulent d’un côté un espace où on ne veut pas demeurer, celui du deux-pièces ombilicalement lié à l’appartement des parents, et de l’autre une maison où on rêve sans cesse d’aller, celle de Deir ez-Zor, l’ailleurs fantasmé.

Ces trois espaces sont donc ceux de l’impossible station. Ce qui explique la récurrence et l’importance dans le roman du motif du vestibule comme lieu de passage, comme entre-deux permanent, reflet de la vie de la femme amoureuse oscillant sans cesse entre désir et réalité, entre vérité et phantasme. Cette oscillation, rien ne la montre mieux que la modification, la fluctuation dans la perception même des demeures et de leurs fonctions. Victime d’une grave maladie, la narratrice sera ainsi enfin accueillie au 161, où elle demeurera, en compagnie de Osias et de Anabella. Dans un état de semi-inconscience, elle s’y sentira même comme transposée dans la maison de Deir ez-Zor. Mais ces deux lieux idéaux superposés et leurs habitants qui s’occupent si heureusement d’elle prennent en même temps à ses yeux une forte connotation funèbre. Rentrée chez elle, la maison de l’ombilic familial lui offrira alors, par un singulier retournement, un bonheur inattendu, pour être devenue en son absence le dépôt de la maison familiale, un entrepôt de caisses et un entassement de meubles évoquant un vaste déménagement, un sentiment de partance permanente dans lequel la narratrice éprouve un sentiment inespéré de liberté et de bonheur. Avant qu’à nouveau, tout se modifie, que la vérité soit faite sur Osias et sur Esther et qu’alors un départ vers Deir ez-Zor et sa maison rêvée redevienne subitement possible, et l’Orient à nouveau le décor d’une désormais possible idylle.

Cette permanente oscillation dans la perception des lieux touche aussi les personnages qui les habitent et qui y sont étroitement associés. Esther Mésopotamie met ainsi en scène trois personnages principaux : la narratrice et, autour d’elle, Osias et la gardienne, Anabella Santos João. Anabella évolue de cerbère en confidente amicale pour occuper ensuite une fonction maternelle forte, après un bref passage où elle apparaît, lors de la maladie de la narratrice, comme une sorte de Charon préparant la traversée vers le pays des morts. Mais c’est le personnage d’Osias qui est le plus profondément volatil, échappant au sens et à une véritable préhension, et conférant ainsi aux lieux qu’il incarne leur caractère improbable, imaginaire ou fantasmé. Objet d’un amour sans espoir, en permanence absent, aimant ailleurs, faisant miroiter l’existence d’un endroit paradisiaque sur terre, il apparaîtra finalement, et plus radicalement que tout le reste, comme autre chose que ce qu’on croit qu’il est. Et cette métamorphose de son être entraînera, et c’est le plus beau des résultats de ce grand jeu des illusions et des faux-semblants, une transformation de la narratrice elle-même, qui s’aperçoit finalement qu’elle n’était pas ce qu’elle pensait être. Ou plutôt qu’elle était une autre, celle dont elle rêvait la vie. 


 
 
Histoire d’amour faite d’illusions, de phantasmes et de leurres, un magnifique roman de l’espace habitable, de notre résidence sur la terre, de notre manière d’occuper nos lieux domestiques
 
BIBLIOGRAPHIE
Esther Mésopotamie de Catherine Lépront, Seuil, 2007, 212 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166