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Roman
Orhan Pamuk brise la loi du silence
« Comme un coup de pistolet au milieu d’un concert », Neige parle de « fort vilaines choses ». Orhan Pamuk y dresse un sévère réquisitoire contre une société turque en prise avec les démons de son passé et minée par ses obsessions ataviques.

Par Edgar DAVIDIAN
2006 - 10


Poète au sens noble du terme, Orhan Pamuk n’est pas un simple rêveur. Né en 1952 à Istanbul, là où le Bosphore sépare le monde en deux, il est issu d’une famille bourgeoise où la culture (son père a traduit Valéry) et l’éducation sont des axes vitaux et essentiels. Considéré comme l’un des meilleurs écrivains de sa génération, Pamuk a une énergie inépuisable pour les longues et minutieuses descriptions comme l’atteste fort bien Neige, son dernier roman traduit en français, un livre volumineux, d’un débit « gorkien », parfaitement à la russe... Dans ce livre, traité à la manière d’un polar, l’auteur jette de multiples embranchements dans l’histoire, brosse des personnages au plus proche de leur ambiguïté, établit des dialogues dialectiques, crée controverses et polémiques. Il nous décrit la mélancolie des paysages de la Turquie profonde à travers Kars, une ville provinciale d’Anatolie assoupie sous la neige couvrant la réalité arménienne. Une ville faussement calme et glaciale sous son manteau d’hermine blanche. Débarque le jeune poète Ka, de son vrai nom Kerim Alakusoglu, après un long séjour à Francfort. Mission d’un journaliste « inspiré » venu enquêter sur le cas mystérieux de plusieurs suicides de jeunes filles en foulard... Mais au-delà des préoccupations professionnelles, il y a aussi l’amour secret que porte Ka pour la belle Ipek, ancienne camarade de faculté, divorcée de Muhtar, un islamiste candidat à la mairie de la bourgade. Brusquement, cet intellectuel averti à la sensibilité vive, nanti d’une double culture occidentale-orientale, s’engouffre dans le labyrinthe et les tractations d’une ville où la course au pouvoir et la domination forcenée des idéologies de fanatisme religieux sont sans merci et sans recours. Posant un regard de poète, mais non dépourvu de critique et de causticité, Ka avance dans cette forêt de sollicitations et de pièges dangereux comme dans un rêve. Une sorte de Hamlet lucide au pays des derviches tourneurs, pris entre son inspiration poétique et une réalité cruelle – pas toujours propre ou acceptable – qui se dévoile lentement. Comme neige qui fond au soleil et révèle la face cachée et vérolée de la terre... Tempête sur une ville guettée par un putsch militaire après une représentation de pièce de théâtre kémaliste dirigée contre des fondamentalistes islamistes. Et tout tourne au cauchemar dans un bain de sang.

Neige d’Orhan Pamuk est de ces ouvrages qui, par-delà le masque du romanesque, secouent les consciences et remettent en question la notion de vérité historique. Pamuk, comme chacun sait, est actuellement poursuivi en justice par le tribunal d’Ankara pour avoir émis une phrase jugée « politiquement incorrecte » par une Turquie qui se prépare pourtant à entrer en démocratie européenne. Cette phrase, confiée au journal suisse Tages-Anzeiger, la voici : « Trente mille Kurdes et un million d’Arméniens ont été massacrés sur ces terres et personne sauf moi n’ose en parler. » À la lumière de cette persécution obscurantiste, les lignes, l’esprit et la conception de Neige prennent une autre ampleur... D’ailleurs, Pamuk lui-même avertit son lecteur d’une dimension bien plus grave qu’une innocente et frivole œuvre de fiction, en citant en exergue à son roman cette phrase de Stendhal tirée de La Chartreuse de Parme : « La politique dans une œuvre littéraire, c’est un coup de pistolet au milieu d’un concert, quelque chose de grossier et auquel pourtant il n’est pas possible de refuser son attention. Nous allons parler de fort vilaines choses. » Et de fort vilaines choses, il est question, en effet, sous le couvert de la neige, de la poésie, du théâtre, du journalisme et des intermittences du cœur... Par-delà une simple narration et un témoignage d’une triste réalité, l’auteur expose une vision exacte de l’état des lieux et une virulente dénonciation d’un système répressif, en dépit du vernis de modernisme attatürkien, où l’individu reste écrasé comme sous un rouleau compresseur. Autocritique constructive et libératrice de la part d’un écrivain qui rêve de transparence et tend vers la lumière de la liberté ; interrogations sans fard sur l’identité turque ainsi que sur la nature du fanatisme religieux... Orhan Pamuk conteste la version imposée par les autorités et dresse un sévère réquisitoire contre une société en prise avec les démons de son passé et minée par ses obsessions ataviques. Son roman remarquable ose enfin confronter l’histoire à sa réelle vérité et à ses dérives.

 
 
© Dominique Nabokov/ Opale
Cet intellectuel nanti d’une double culture s’engouffre dans le labyrinthe d’une ville où la course au pouvoir et la domination forcenée des idéologies sont sans recours
 
BIBLIOGRAPHIE
Neige de Orhan Pamuk, coll. Du monde entier, Gallimard, 485 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166