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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Chambres avec vue sur le monde


Par Charif MAJDALANI
2006 - 09

Olivier Rolin est un écrivain pour qui le monde existe. Dans la plupart de ses livres, il a souci d’en dresser le portrait, d’en raconter l’inlassable et somptueuse routine, de faire l’inventaire de ses splendeurs, et de ses innombrables et infinies misères. Mais Rolin a aussi une autre grande préoccupation, celle qui consiste à solder les comptes du XXe siècle, notamment ceux de l’échec des grandes utopies qui firent croire pendant des décennies que l’histoire avait un sens, que le monde était transformable par la volonté des hommes et qu’il allait de ce fait vers un avenir meilleur. La plupart des romans de Rolin mettent ainsi en scène d’anciens militants de causes perdues confrontés aux défaites de leurs croyances et au devoir de vivre dans un monde sans but, dénué de sens, « posthistorique » pour reprendre un terme du romancier sud-africain J.M. Coetzee – cette thématique de l’échec politique se trouvant sans fin redoublée par celle, récurrente, de l’échec amoureux et, de manière plus sourde, de l’échec de toute réelle entreprise littéraire.

En 2004, Olivier Rolin publie Suite à l’Hôtel Crystal, son septième roman qui, comme la plupart de ceux qui le précèdent, déroute la critique par son écriture et par sa forme. Ce roman est en effet une suite de petits récits sans rapport apparent les uns avec les autres, sauf qu’il est admis, par un pacte préliminaire mystérieux avec le lecteur, que le narrateur est le même pour tous, une sorte d’agent secret ayant eu à faire avec toutes les sombres affaires du monde d’aujourd’hui. Tous ces récits se présentent par ailleurs exactement de la même manière : une description de chambre d’hôtel (il y en a des dizaines, dans tous les coins du monde, de Coimbra à Helsinki, de Mexico à Cotonou, en passant par Beyrouth – Hôtel Cavalier –, Khatanga dans le pôle Nord, Port-Saïd ou Buenos Aires...), dans le cadre de laquelle le narrateur vit une étrange histoire liée, de près ou de loin, à des affaires louches, à d’incroyables trafics et à des règlements de comptes entre groupes mafieux ou intégristes. Quasi rabelaisien, plein de cocasseries, drôle et ironique, proche par moment du Graham Green de Notre agent à La Havane, cet ensemble d’histoires apparaît, au fur et à mesure qu’on y avance, comme une véritable satire du devenir lamentable du monde contemporain désormais livré aux trafics de toutes sortes entre des groupes et des mafias plus puissants que les États, ou détenant eux-mêmes le pouvoir dans bien des pays de la planète et gouvernant en sous-main le monde entier.

Suite à l’Hôtel Crystal est un roman si étonnant par sa forme et sa conception même que, dès sa parution, une série d’écrivains et de poètes se mettent d’accord pour faire un livre qui en serait comme un remake et dans lequel chacun d’entre eux écrirait un texte sur le modèle de ceux de la Suite. L’initiative prend vite forme et donne lieu, en 2006, à la parution de Rooms, une initiative éditoriale singulière à laquelle ils sont vingt-huit à participer, de Patrick Grainville à Jorge Semprun, de Michel Deguy à Pierre Michon, de Jean-Philippe Toussaint à Antoine Volodine, en passant par Jean Echenoz, Emmanuel Carrère, Bernard Comment, Mathias Enard et bien d’autres.

Le principe de Rooms, conforme à la contrainte que se sont imposée les écrivains, c’est que chaque texte est la description d’une chambre d’hôtel, quelque part dans le monde, suivie d’une histoire dont cette chambre est le prétexte et mettant si possible en scène les personnages de Suite à l’Hôtel Crystal, notamment le narrateur, ou au moins sa voix, et éventuellement la galaxie de personnages louches ou extravagants qui l’entourent, Iskandar Arak-Bar, l’agent double syrien toujours ivre, le capitaine Thémistocle Papadiamantidès ou encore l’infâme Antonomarenko, sans oublier la belle et mystérieuse Mélanie Melbourne.

Le résultat de tout cela, c’est que Rooms est un livre unique et savoureux, plein d’histoires drôles et bizarres, et très homogène malgré la diversité de ses auteurs. La contrainte initiale a généralement bien fonctionné, ce qui fait qu’avec chaque récit, on se trouve simultanément plongé dans des affaires louches ou extravagantes conformes au ton et au principe de la Suite, et dans l’univers propre à chaque écrivain. Ainsi, chez Patrick Grainville, un agent s’apprête à assassiner la femme d’un dictateur africain dans une chambre qui est un zoo fabuleux ; chez Antoine Volodine, un trafiquant de cornes de rhinocéros est congelé dans une chambre à Hong Kong ; chez Pierre Michon, deux trafiquants de dieux s’apprêtent à s’éliminer mutuellement dans une chambre du Crotoy ; chez Patrick Deville, des bandits enlèvent un footballeur qui vaut de l’or à Sarajevo, tandis que le personnage de Jean Echenoz, enchaîné dans une chambre d’Addis Abeba, s’endort au bruit du trafic à un carrefour comme au bruit de la mer, et que celui de Jean Rolin ne quitte plus sa cabine de cargo et passe sa vie à tourner autour de la Terre pour échapper à ses poursuivants. Tourner autour de la Terre, c’est un peu ce qui se passe dans Rooms, en hommage à Olivier Rolin, l’homme qui, un jour, inventa le monde et dont chaque livre est une fenêtre ouverte non sur un seul, mais sur tous les spectacles de la planète.

 
 
 
BIBLIOGRAPHIE
Rooms de Olivier Rolin & Cie, Seuil, 2006, 250p.
 
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