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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Survivre en français


Par Georgia Makhlouf
2016 - 10


Albena Dimitrova est née à Sofia en 1969 et elle est arrivée en France quelques mois avant la chute du mur avec pour tout bagage linguistique français, deux mots : « bonjour » et « voyage ». Depuis, cette langue est devenue pour elle une terre d’accueil et cette économiste de formation a décidé, en 2006, de se consacrer entièrement à l’écriture et à la dramaturgie. Une de ses pièces, L’Autre, a été jouée à la Comédie française en 2015. Elle vient de publier son premier roman, Nous dînerons en français, à propos duquel elle dit : « J’écris en français des histoires vécues en bulgare. J’en ai gardé l’accent. »

Ce roman fait le récit d’une magnifique histoire d’amour entre un homme de cinquante-cinq ans, Guéo, membre du Politburo, et une jeune fille de dix-sept ans, Alba, admise dans un hôpital gouvernemental suite à une paralysie aussi galopante que mystérieuse. Son cas intéresse le chef du service de neurochirurgie, il y voit l’espoir d’obtenir des résultats qui lui apporteront un peu de gloire, et il a demandé son transfert dans le service qu’il dirige. On a installé la jeune femme au troisième étage, celui du Politburo, pour des raisons pratiques : sa chaise roulante complique les déplacements. « À l’hôpital du gouvernement les étages disaient tout. (…) Les dirigeants de la République du peuple régissaient tout par les étages. (…) On y déchiffrait les grades et les rangs, les promotions et les descentes aux enfers. » C’est ainsi qu’elle rencontre Guéorgui dit Guéo, leurs chambres sont au même étage. Guéo travaille à un rapport qu’il croit essentiel et qui fera l’effet d’une bombe parmi les apparatchiks. Conscient de la déroute du communisme, il préconise une réforme vitale, mais qui va à l’encontre de la direction déjà prise par le pays et qui consiste en un alignement sur l’idéologie libérale du capitalisme. Car pour Guéo, la propriété collective des moyens de production n’est pas le facteur de l’inefficacité économique. Non, la véritable cause de la situation catastrophique du pays vient des pillages systématiques de l’économie par les intérêts privés, en clair par la corruption des élites. Le rapport met donc clairement son auteur en danger. 

Entre ces deux naufragés, l’attachement se tisse un peu plus chaque jour, mais la différence d’âge dissuade Guéo d’y céder et il imagine garder des liens forts mais paternels avec sa protégée en la mariant avec son propre fils. Tentative avortée, l’amour les jette dans les bras l’un de l’autre quels que soient les risques. « Nous étions montés dans une barque aux rames brisées et avions pris le large. »

Guéo offre à Alba son premier dictionnaire français, le sien, qui date de 1947. « On y trouve toutes sortes de mots, mais les exemples des définitions ne collent plus à aucune réalité. Depuis le français avait aussi entamé un nouveau voyage. » C’est encore aux côtés de Guéo qu’Alba se rend à Paris pour la première fois et il lui montre comment circuler dans le métro. « J’ai débarqué dans le français pieds nus et sans manteau, aimant sa poésie, son monde », écrit-elle. « Cette langue me laissait l’approcher comme la musique se délivre aux tziganes, jamais écrite, directement par le rythme, à même la chair, capable, si la nuit ne comptait plus ses étoiles, d’aller vers un là-bas où l’on n’arrive jamais. » Puis Guéo s’en va, la laissant seule à Paris avec la promesse de revenir et de faire avec elle un dîner en français. Dans l’attente de son retour, Alba s’acharne à apprendre la langue, se bat avec la concordance des temps, s’évertue à comprendre les temps passés, si nombreux, les simples, les composés, les imparfaits, les plus-que parfaits, les « futurs et déjà antérieurs ». Elle prépare les conversations libres qu’elle aura avec Guéo quand il sera enfin à ses côtés.

« Le communisme s’est écroulé. Le rapport de Guéo l’aurait peut-être sauvé », pense Alba derrière ses paupières closes. Mais Guéo n’aura réussi qu’à la sauver elle, en la faisant partir vers la France. Il ne pourra pas la rejoindre. Elle fêtera ses vingt ans sans lui. Et le rideau tombe sur ce roman mélancolique, écrit dans une langue parfois étrange en raison sans doute de son « accent bulgare », mais singulière et extrêmement séduisante.


 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Nous dînerons en français de Albena Dimitrova, Galaade, 2016, 216 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166