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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Emmanuel Villin : Beyrouth, l’impossible rencontre


Par Georgia Makhlouf
2016 - 11


Les premières lignes du roman d’Emmanuel Villin mettent à coup sûr en appétit. Quelque chose de tout à la fois étrange et familier s’en dégage, les ingrédients posés d’entrée de jeu d’une intrigue originale et qui pique la curiosité. « C’est finalement malgré moi que j’étais devenu ce qu’on peut appeler un assez bon nageur. Non pas excellent – mon crawl souffrait de quelques approximations, bien que mon battement de jambes frise la perfection –, mais à vrai dire plutôt endurant. Bref, suffisamment doué pour passer une grande partie de mes journées dans le bassin olympique du Sporting Club à attendre que Camille m’appelle. » Cette référence au Sporting Club – à l’exclusion de la dimension « olympique » de son bassin ! – ancre le roman dans un Beyrouth familier, et le caractère indéfini du nom met le lecteur en attente d’un développement qui serait du côté de la relation amoureuse potentielle entre le narrateur et cette Camille qui se fait attendre.

Mais, et c’est sans doute là tout à la fois la singularité de ce roman et son caractère systématiquement déroutant, aucune des attentes mises en place n’est satisfaite, et Villin s’amuse à frustrer son lecteur, à l’entraîner sans cesse sur de fausses pistes qui entretiennent son intérêt, le gardent en éveil, lui font tourner les pages et se terminent en élégantes pirouettes. 

On apprend donc deux chapitres plus loin que Camille est un homme, et que si le narrateur attend désespérément son appel – et continuera à attendre pendant la quasi-totalité du roman – c’est qu’il a conçu le projet d’écrire un livre autour du mystérieux personnage, qui semble avoir beaucoup à raconter sur les événements des cinquante dernières années. Pour des raisons qui resteront relativement obscures, Camille joue au chat et à la souris avec le narrateur (et le lecteur) et semble tout à la fois adhérer au projet et le craindre, et parfois hésiter entre faire confiance au narrateur ou écrire lui-même son témoignage.

Dans l’attente des rendez-vous, au demeurant très espacés, entre Camille et le narrateur, ce dernier arpente la ville, cette Beyrouth qui n’est jamais nommée et sur laquelle il pose un regard juste et donc critique, plus souvent ironique que tendre. Pourtant, il loge avantageusement à proximité des jardins de la propriété d’une certaine « Lady C. » – que les lecteurs qui connaissent Beyrouth reconnaîtront aisément. Avec un humour certain, Villin décrit quelques lieux de la ville dont, outre le Sporting Club où il passe pas mal de temps, l’immeuble de l’EDL avec ses lettres en partie éteintes et qui forment un curieux rébus : El Cité du Lin, le Palace Café, ou le Casino du Liban d’où le narrateur part en courant, n’emportant même pas ses gains.

D’autres silhouettes traversent le roman, une certaine Odile qui arpente régulièrement le Musée national, Jacqueline qui passe pas mal de temps en robe de chambre mais qui lave le linge du narrateur et lui repasse ses chemises, un mécanicien qui se prénomme Gaby et qui conduit la même Fiat 124 Coupé Sport que le narrateur, d’où leur complicité, même si Gaby semble modérément fiable. 

Les parades pour se défiler ne manquant pas à Camille, le travail du narrateur avance cahin-caha. Mais finalement, quand il croit avoir recueilli suffisamment de matière et qu’il s’engage dans la retranscription, un dernier rebondissement l’empêchera de mener le travail à son terme.

De fausses pistes en déceptions, le narrateur tourne en rond, n’a plus rendez-vous qu’avec sa propre lassitude, et bien que bon nageur, a peine à tenir sa tête hors de l’eau. L’impossible rencontre, le récit inachevé, deux métaphores pour parler de Beyrouth, cette ville « aberrante et captivante, absurde et attachante, absconse et magnétique » qui est le vrai sujet du roman. « La forme d’une ville change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel », nous rappelle opportunément Villin, citant ce magnifique vers de Baudelaire qui est aussi le titre d’un très beau livre de Julien Gracq.
 
 BIBLIOGRAPHIE
 
Sporting Club d’Emmanuel Villin, Asphalte éditions, 2016, 144 p.


Emmanuel Villin au Salon
Rencontre autour de Sporting Club, le 10 novembre à 19h (Salle RDC)/ Signature à 20h (Antoine)
 
 
D.R.
De fausses pistes en déceptions, le narrateur tourne en rond, n’a plus rendez-vous qu’avec sa propre lassitude.
 
2020-04 / NUMÉRO 166