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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Les délices de la chair à canon


Par Tarek Abi Samra
2017 - 02
Orwell dans la banlieue sud (de Beyrouth) représente une condamnation sans appel du Hezbollah, d’autant plus que cet excellent roman de Fawzi Zabyan se lit avec beaucoup de plaisir, et que, contrairement aux apparences, il ne s’agit pas là d’un roman à thèse. 

L’intrigue est extrêmement simple, voire presque inexistante : Hamoudi, 20 ans, est un jeune homme « insignifiant » (selon le mot du narrateur) qui travaille comme livreur d’eau potable et vit avec sa mère que la guerre de juillet 2006 a amputée d’une jambe, lui a défiguré la moitié du visage et l’a définitivement clouée au lit. Une nuit, des membres du Hezbollah font irruption chez lui et l’arrêtent parce qu’il est en train de consommer de l’alcool dans sa maison. Relâché le lendemain matin après n’avoir subi que quelques menaces, il perd toutefois son travail en raison du retard occasionné par cet incident. Hamoudi est au désespoir, mais la chance lui sourit le jour même : il est embauché dans la boutique du Hajj Rida et intègre son armée de livreurs de narguilés sur motos.

C’est ainsi que l’intrigue trouve sa résolution vers le milieu du roman. À vrai dire, elle n’est qu’un prétexte pour nous faire découvrir les bas-fonds de la banlieue sud de Beyrouth, ce bastion de Hezbollah peuplé par les semblables de Hamoudi, des jeunes laissés-pour-compte sans perspectives d’avenir, vivant de petits boulots ou d’arnaques minables, séjournant parfois en prison, mécontents de leurs propres existences, sexuellement frustrés, bouillonnant de colère, glanant de furtifs plaisirs dans la drogue ou quelque piètre aventure érotique, et idolâtrant celui qui les fait participer à sa puissance presque divine, leur Guide et leur Sauveur Hassan Nasrallah. 

À l’instar de Big Brother, le secrétaire général du Parti de Dieu est omniprésent : nul personnage de ce roman n’échappe à son regard scrutateur. Ses images géantes – parfois flanquées d’un cortège de photos de moindre taille représentant des martyrs – se déploient le long de certains immeubles à chaque coin de rue ; ses discours fougueux se répètent en boucle sur la chaîne de télévision Al-Manar ; ses mots les plus violents (« Celui qui cherche à désarmer la Résistance, nous lui couperons les mains et les jambes, nous le décapiterons ») sont réutilisés comme des sonneries de téléphone ; son spectre hante toutes les consciences, comme lorsque Hamoudi entraperçoit sa figure sur l’affiche de l’immeuble d’en face et se sent coupable, sale et impur parce qu’il vient de se masturber en regardant des films pornographiques.

Et pourtant, le Parti qui voit tout ferme souvent les yeux sur beaucoup de pratiques illicites ou contraires aux préceptes de la religion. C’est que la corruption est structurelle et traverse toutes les strates de la société, depuis les jeunes marginaux qui ont recours à de petits trafics de drogues et d’alcools pour suppléer à leur maigre salaire, en passant par Hajj Rida qui utilise sa boutique de narguilés pour vendre des armes, et jusqu’à Dieu sait où dans la hiérarchie du Parti. En effet, ce que ce dernier exige, c’est une semblance de religiosité, et une obéissance aveugle. Il permet à Hamoudi et à ses camarades de s’amuser à leurs petits jeux pourvu qu’ils demeurent de la chair à canon : après une soirée de débauche, les livreurs de narguilés se réunissent à 5h du matin devant la boutique du Hajj Rida car ils auront une mission spéciale à accomplir – c’est la fameuse journée du 7 mai 2008, et c’est ainsi que se termine le roman.


 
 
D.R.
Hamoudi, 20 ans, est un jeune homme « insignifiant » qui travaille comme livreur d’eau potable et vit avec sa mère clouée au lit. 
 
BIBLIOGRAPHIE
Orwell dans la banlieue sud (Ornwell fi el-Dahiya el-janoubiya) de Fawzi Zabyan, éditions Dar el-Adab, 2017, 142 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166