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Roman
La mélancolie d'une génération
Architecte et urbaniste, Mazen Haïdar a publié il y a quelques mois chez Dar el-Adab un très beau roman intitulé Four Steps Down, ouvrage en langue arabe, malgré ce que son titre suggère et qui renvoie à l'enseigne d'une célèbre librairie de Hamra.

Par Charif Majdalani
2017 - 06


Four Steps Down est en grande partie le récit de l'enfance à Beyrouth d'un personnage nommé Ragi. Entièrement vécue durant la guerre, cette enfance est caractérisée par une série de déménagements imposés par le conflit et qui forcent les parents de Ragi à quitter tout d'abord leur maison du quartier de Sadd pour s'installer à Hamra, dans un appartement prêté par un ami contraint lui aussi de s'exiler. Avec la fin des combats, la famille est à nouveau obligée de laisser cette demeure pour une autre prêtée cette fois par un parent qui ne veut pas perdre son bail de locataire. C'est dans ces divers décors provisoires, hantés par des vies qui ne sont pas la sienne ni celle de sa famille, que Ragi grandit. Et c'est sans doute cela qui le pousse durant toute son enfance et son adolescence à montrer une insistante curiosité pour le passé, celui de ses parents et de ses grands-parents dans lequel il reconnaît un monde stable et heureux qu'il a besoin de s'approprier, mais aussi celui du Beyrouth d'« avant » et de son centre disparu aux regards des hommes et devenu l'objet des rêves nostalgiques de tous ceux qui regrettent un pays à jamais disparu. 
Pour combler cette soif d'une ville qu'il n'a pas connue et qui est devenue un fantasme, Ragi se passionnera pour ce qui, dans les quartiers épargnés par la guerre, et notamment le sien, relève encore de la cité perdue. Le garçon ainsi se fabrique une vocation d'architecte en arpentant avec un de ses camarades les rues et les artères du quartier de Hamra et de ses environs. Mais revenu des années plus tard de France où il a été faire des études d'architecture, il découvre que cette part de la ville, épargnée pendant le conflit, est elle aussi en train d'être emportée par la spéculation immobilière et l'action féroce des bulldozers de l'après-guerre. Livré à nouveau au même sentiment de perte et d'amputation, le personnage sombre dans une sorte de mélancolie ou de névrose qui l'abstrait dangereusement du présent et lui fait perdre le contact avec la réalité, ce qui le pousse à entamer une thérapie et une remontée dans son passé (ou une descente, si l'on s'en tient au titre emblématique du roman, mais ce n'est là qu'une question de mot) afin d'y mettre enfin de l'ordre et comprendre la source de son profond malaise. 

Plus que tout autre, Four Steps Down est le roman d'une génération entière née durant la guerre ou juste avant et qui n'aura connu de ce pays d'« avant » que les récits embellis, hyperboliques ou trop abstraits, avant de voir sous ses yeux impuissants la destruction de ce qui en subsistait, emporté par la folle spéculation immobilière et la mauvaise gestion politique de l'après-guerre. La « névrose » de Ragi est comme l'expression romanesque de ce manque d'ancrage patrimonial, de ce sentiment de vivre sans référent réel ou esthétique, un peu comme l'enfant dans le roman, errant de maison en maison, sans appartenir à aucune. Mais de cette névrose, le personnage cherche à sortir, à réapprendre à vivre dans le présent en essayant d'ordonner et de donner sens au passé. Et c'est ainsi que tout le long du roman, dont la construction n'est jamais linéaire mais suit les méandres de l'interrogation hésitante de ce passé, se déploie la magnifique évocation d'une enfance, d'une vie de famille complexe dans le Beyrouth trouble de la guerre, et aussi la relation d'un quotidien et de ses mille détails. Tout cela se fait à travers le regard d'un garçon maladivement sensible, un peu proustien, toujours aux aguets, à l'affût des réactions de ses parents, sans arrêt soucieux de se concilier les autres et d'éviter les conflits, mais un enfant extraordinairement à l'écoute du monde, les yeux ouverts sur les choses les plus simples et les plus banales autour de lui et à quoi, par son écriture fine, attentive et ciselée, Mazen Haïdar donne une grandeur et une beauté inoubliables.

 
BIBLIOGRAPHIE
 
Four Steps Down de Mazen Haïdar, éditions Dar el-Adab, 2017, 312 p.
 

 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166