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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Par Charif Majdalani
2017 - 07
Passionné par les hommes et par leurs vies, François Beaune a fondé en 2013 l'association Histoires vraies de Méditerranée, une grande entreprise de collecte d'histoires véritables sur le pourtour de la Méditerranée. Destinée à constituer une grande bibliothèque sonore, la collecte peut donner aussi lieu à des publications, ce qui a été le cas avec La Lune dans le puits, le troisième ouvrage de Beaune dans lequel ce dernier a réuni en un gros volume plusieurs centaines d'histoires récoltées de Gaza à l'Adriatique, d'Alger à Marseille, de Beyrouth à Athènes, et mises bout à bout selon une logique qui est celle du fil de la vie humaine.

Cette passion d'entendre les autres se raconter, et de retranscrire ensuite leurs vies, Beaune l'expérimente où qu'il aille, et on devine qu'elle finit par alimenter sa propre écriture, par infléchir sa conception de la prosodie, de la voix qui narre, et plus généralement de la forme romanesque elle-même. Tout cela, on le perçoit très nettement dans chacun de ses livres, et en particulier dans son dernier roman, Une Vie de Gérard en Occident, paru il y quelques mois aux éditions Verticales. Issu d'une résidence en Vendée, où François Beaune a écouté les histoires que lui ont racontées les gens de là-bas, Une Vie de Gérard en Occident est conçu sous la forme d'un long monologue que tient le personnage de Gérard et dans lequel il raconte sa vie à un narrataire que l'on n'entend en revanche jamais. Ce dernier est un émigré érythréen qui probablement ne comprend pas un traitre mot à l'inlassable propos de son interlocuteur, propos tenu d'ailleurs dans l'attente sans fin de l'arrivée d'une délégation d'officiels à qui Gérard semble vouloir redire tout ce qu'il débite à son ami émigré.

Cette singulière dramaturgie laisse en vérité le champ libre à la pure parole de Gérard. Et ce dernier ne se prive pas de l'utiliser dans toutes ses possibilités pour se raconter. Fils de tenanciers de bistrot dans un petit village de Vendée appelé comiquement Saint-Jean des Oies, peu assidu à l'école, Gérard est mis en apprentissage chez un maître charcutier, après quoi, et à l'issu d'un passage par le service militaire, il va multiplier les emplois, dans l'industrie charcutière, dans les abattoirs, dans une usine d'agroalimentaire, et ensuite, d'année en année, comme camionneur, puis comme manutentionnaire dans une usine de machines à vendanger puis finalement dans les services d'entretiens de plusieurs collèges. Tout cela évidemment, n'est pas tout, parce que Gérard se marie, il aime sa femme, il chante avec elle dans une chorale, il a des enfants et des copains, il est pris dans la routine pas désagréable de la vie où se mêlent les drôleries du quotidien, les absurdités de la bureaucratie et les luttes syndicales au jour le jour, elles-mêmes tantôt réjouissantes et tantôt désespérément absurdes.

Une Vie de Gérard en Occident est donc bien une formidable histoire sociale de la France depuis la fin des trente glorieuses et jusqu'à aujourd'hui, vue à partir du regard des gens ordinaires. Sur un arrière-plan où se dessinent le déclin de l'agriculture et de la petite industrie, la sclérose et l'embourgeoisement du syndicalisme, la rigidité de l'administration et de sa bureaucratie, le personnage navigue d'embauche en embauche, de licenciement en licenciement, au gré des offres et des hasards. Sauf que nous ne sommes pas ici dans un roman réaliste, mais bien dans une sorte de grand livre picaresque, un récit rabelaisien où l'existence de l'homme moderne en Occident est contée avec ses à-côtés comiques et ses cocasseries, avec les événements farfelus, les bizarreries et les travers de chacun. Pour parvenir à un résultat aussi réussi, François Beaune a retravaillé les histoires vraies qu'il a collectées, créant une langue qui imite et serre de près celle de ses conteurs tout en lui conférant une grande force littéraire. En œuvrant sur le rythme d'une oralité finalement très écrite sans qu'elle en ait l'air, en découpant le récit en petites séquences et en inventant pour chacune une chute particulière, Beaune réussit à métamorphoser les choses les plus banales en hauts-faits, à transformer chaque histoire simple en un morceau d'anthologie ? et le livre entier en un sommet dans l'art de conter et de tresser une vie dans le langage.


 
 
© Francesca Mantovani
« François Beaune a retravaillé les histoires vraies qu'il a collectées, créant une langue qui imite et serre de près celle de ses conteurs. » 
 
BIBLIOGRAPHIE
Une Vie de Gérard en Occident de François Beaune, Verticales, 2017, 279 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166