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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Le mystique et le transsexuel


Par Charif Majdalani
2017 - 08
Abdo Wazen s'est toujours lancé dans d'audacieuses entreprises d'écriture. La dernière en date n'est pas des moins singulières. Al-Bayt al-azraq (La Maison bleue), vient d'être publié conjointement à Beyrouth par les éditons Difaf et à Alger par les éditions Ekhtilaf. Al-Bayt al-azraq raconte l'histoire d'un écrivain qui n'arrive pas à finir un roman et à qui on demande de lire le manuscrit d'un détenu dans une prison libanaise, accusé à tort de meurtre. Le romancier décide d'enquêter sur ce prisonnier qui s'avère une sorte de mystique, un personnage brillant mais qui, un jour, a décidé de renoncer à parler puis devient une sorte d'infatigable marcheur érigeant la marche en mystique avant de se retrouver en prison, refusant de se défendre du crime dont on l'accuse. 

Le roman se construit donc apparemment à partir de deux histoires simultanément, celle de Paul le mystique prisonnier et celle du romancier qui cherche une solution à son récit. Mais en réalité, ces deux histoires elles-mêmes se ramifient sans cesse et vont permettre à Abdo Wazen de se lancer dans une évocation de deux aspects de la réalité sociale libanaise. La première, c'est celle des pratiques sexuelles que la société admet difficilement en son sein ou qu'elle traite de «?déviantes?», et dont Wazen réussit à faire un quasi inventaire. La plus importante, et dont l'auteur fait d'une certaine façon le centre et le sujet de son ouvrage, c'est l'homosexualité aussi bien masculine que féminine. Si Wazen montre, à travers l'histoire de plusieurs personnages, une homosexualité affirmée ou affichée, il raconte aussi celle qui est sublimée, comme dans le cas de cet homme de religion qui fut le professeur de Paul le mystique et qui, en jouant passionnément à en être le mentor, n'a fait toute sa vie que sublimer un amour homosexuel à son égard. Mais Wazen va considérablement plus loin en racontant la vie d'un transsexuel, une vie rapportée par Paul dans son manuscrit, et qui est celle d'un pauvre garçon se rêvant fille, qui le devient et qui vit avec un homme une vie de passion qui s'achève dans le meurtre.

Le grand mérite de Abdo Wazen et son audace consistent à nous raconter ces vies, inavouables aux yeux de la société libanaise, comme des vies normales. Il décrit les difficultés rencontrées par les homosexuels et les transsexuels quand ils sont de milieux pauvres, leurs désarrois et leurs recours auprès d'associations, et ne recule jamais devant la description des vérités les plus crues, notamment en ce qui concerne le quotidien d'amours compliquées, et leurs pratiques. 

Mais Al-Bayt al-azraq est traversé aussi par d'autres formes de rapport au corps et au monde, tel par exemple la relation au corps malade, à travers l'évocation par le narrateur d'une relation qu'il eut avec une femme amputée des deux seins à la suite d'un cancer, et de tout ce que cela provoque chez un homme de se retrouver face à une féminité que l'on pourrait croire diminuée mais qui ne l'est en réalité nullement. Et puis il y a aussi bien entendu l'amour pur et mystique, qui est celui que vit Paul, avec une femme d'abord, puis avec le monde et le relief de la terre qu'il va arpenter sans fin, dans un mutisme volontaire qui est peut-être l'expression d'une impuissance à dire le débordement d'amour que l'on éprouve pour tout.

Quant à l'autre aspect de la réalité libanaise refoulée, il s'agit de la vie dans les prisons dont Wazen nous fait dans Al-Bayt al-azraq un portrait détaillé et minutieux. À travers l'itinéraire carcéral de Paul, défilent la maison d'arrêt, la prison pour cas psychologiques puis la véritable prison, dans laquelle curieusement aussi bien le transsexuel que le mystique trouvent leur compte, le premier parce qu'elle lui offre une formidable potentialité d'amours et le second parce qu'elle met des limites à sa déraisonnable mystique de la marche et du débordement incontrôlé de la passion.
 
BIBLIOGRAPHIE
 
Al-Bayt al-azraq (La Maison bleue) de Abdo Wazen, éditions Difaf/Ekhtilaf, 2017, 340 p. 
 

 
 
D.R.
« Abdo Wazen ne recule jamais devant la description des vérités les plus crues, notamment en ce qui concerne le quotidien d'amours compliquées, et leurs pratiques. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166