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Et si notre désir le plus secret était de vivre en prison?? De s’affranchir de ce fardeau si lourd qu’est notre liberté?? De ne plus avoir à faire des choix, de déléguer toutes nos décisions à quelqu’un d’autre?? Nos journées ne s’écouleraient-elles pas alors paisiblement, et cette tranquillité d’esprit ne serait-elle pas le bonheur même??

Par Tarek Abi Samra
2017 - 12



Et si notre désir le plus secret était de vivre en prison?? De s’affranchir de ce fardeau si lourd qu’est notre liberté?? De ne plus avoir à faire des choix, de déléguer toutes nos décisions à quelqu’un d’autre?? Nos journées ne s’écouleraient-elles pas alors paisiblement, et cette tranquillité d’esprit ne serait-elle pas le bonheur même?? La Canadienne Margaret Atwood s’empare de ces questionnements abstraits sur la nature humaine pour les illustrer concrètement dans un roman de science-fiction comique, C’est le cœur qui lâche en dernier. Après une crise économique terrible qui a jeté la majorité des Américains à la rue, une société privée développe une sorte d’utopie expérimentale censée éradiquer le chômage et la criminalité?: c’est la ville clôturée de Consilience, dont tous les habitants ont des emplois et vivent, un mois sur deux, dans de belles maisons construites dans le style des années cinquante. Le reste du temps, ils le passent en prison où ils sont bien nourris, confortablement logés et doivent fournir un labeur gratuit afin que la petite communauté puisse s’autofinancer.

Stan et sa femme Charmaine subsistent grâce au maigre salaire que gagne cette dernière comme serveuse dans un bar louche et sont obligés de dormir dans leur voiture. Ainsi, lorsqu’ils voient à la télévision une publicité pour une ville qui leur promet logement et travail, ils n’hésitent pas, et les voilà donc résidant à Consilience, satisfaits de leur maison et de leurs emplois. Quant aux mois passés à Positron, la prison de la ville, ils ne diffèrent pas trop de leur vie à l’extérieur. À part le fait que les conjoints sont séparés durant la période d’incarcération, les détenus mènent à Positron une existence assez douillette?: les tâches y sont réparties selon les compétences et les préférences de chacun, les repas y sont généralement délicieux, l’ambiance y est plutôt agréable – l’on est entre concitoyens, il n’y a pas de vrais criminels. D’ailleurs, comme le note Charmaine, «?les citoyens ont toujours été un peu comme des détenus et les détenus comme des citoyens, si bien que Consilience et Positron ont juste officialisé le concept?».

Or pour Stan et Charmaine, la véritable prison se révèle être leur mariage. Tout comme Positron, mais aussi Consilience (dans laquelle, une fois entré, on ne sort plus jamais), leur vie conjugale est une prison très confortable, où la routine quotidienne, traçant par avance le cours des journées et des années à venir, leur procure un profond sentiment de bien-être et de sécurité, et parfois les lasse par sa monotonie. Ils se rebellent donc contre la grisaille de la vie en couple et chacun d’eux se lance alors dans une liaison secrète avec l’un de leurs alternants (les deux époux qui s’installent dans la maison de Stan et Charmaine lorsque ces derniers sont incarcérés et vice versa). C’est ainsi que l’intrigue se noue et que le roman, jusque-là légèrement humoristique, se métamorphose en une comédie bouffonne et délirante où il est question de mésaventures érotiques, de robots sexuels, de trafic d’organes, de sosies d’Elvis Presley et d’un plan d’évasion de Consilience. Cette transformation du récit en une farce extravagante rend la dystopie d’Atwood moins crédible et dilue la terreur qu’un tel monde carcéral aurait dû inspirer?; par conséquent, Consilience et Positron commencent à ressembler à un simple décor de théâtre. 

Il n’en reste pas moins que C’est le cœur qui lâche en dernier est un roman drôle et très divertissant. Atwood dévoile impitoyablement notre servitude volontaire dans les deux domaines de la vie privée et de la politique?; ce qui nous fait persévérer dans de ternes relations amoureuses ou conjugales – semble-t-elle nous dire – de même qu’accepter de vivre sous des régimes de plus en plus répressifs, c’est précisément la peur que nous inspire notre propre liberté, à laquelle nous préférons le plus souvent le «?bonheur?», c’est-à-dire une existence paisible et confortable qui nous protège de l’imprévu de la vie.

 
BIBLIOGRAPHIE 
C’est le cœur qui lâche en dernier de Margaret Atwood, traduit de l’anglais par Michèle Albaret-Maatsch, Robert Laffont, 2017, 450 p. 
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166