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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Le Clézio sur les chemins de l’âme


Par Georgia Makhlouf
2017 - 12


Dans son nouveau roman, Le Clézio brouille savamment nos repères et nous fait voyager à travers l'histoire, à la fois imaginaire et réelle, de l'île Maurice. Cette île, rappelons-le, a pour symbole le dodo, volatile mythique qui s'est éteint lorsque les premiers Européens ont débarqué sur l'île, à la fin du XVIe siècle, et ont dévoré l'espèce jusqu'à la dernière plume. Si Le Clézio évoque ici ces dodos avec une tendresse fraternelle, c'est qu’il est, on le sait, particulièrement sensible aux paradis saccagés comme au sort des damnés de la terre, migrants ou peuples en danger. Il a récemment pris la plume pour défendre les habitants de l’archipel des Chagos situé au cœur de l’océan indien, chassés de leur île voire déportés depuis 1965 – année où les États-Unis y installent une base militaire – et dont le cas a été porté devant les Nations-unies en juin dernier. Entre ces combats et son dernier roman se tissent les fils d’une même révolte, d’un même engagement. 

Alma qui vient de paraître clôt le cycle mauricien après Voyage à Rodrigues ou Le Chercheur d'or. Ce roman, commencé il y a trente ans ainsi que l’affirme Le Clézio, met en scène deux personnages principaux. L'un, Jérémie Felsen, est un voyageur européen qui débarque sur l'île à la recherche des branches de son arbre généalogique mauricien : il désire remonter à la source. L'autre est un vagabond lépreux nommé Dodo, admirable hobo qui a toujours vécu là et qui semble être né pour faire rire. Il ne conjugue ses verbes qu’au présent, il connaît et raconte les légendes insulaires. Ces deux voix composent un subtil mélange entre passé et présent, réalité et récits imaginaires, mémoire et oubli. Leur lieu commun est l’ancien domaine des Felsen sur l’île Maurice : Alma, « Alma des champs et des ruisseaux, des mares et des bois noirs, Alma dans mon cœur, Alma dans mon ventre ».

On peut penser que les deux personnages sont en réalité les deux visages de l’auteur. Jérémie Felsen serait son avatar, débarquant sur l’île de la même manière que Le Clézio lui-même – qui n’a connu l'île que tardivement – découvrant tout à la fois une nature magnifique et intacte et des lieux saccagés par le tourisme. « Je ne suis pas né dans ce pays, je n’y ai pas grandi, je n’en connais presque rien, et pourtant je sens en moi le poids de son histoire, la force de sa vie, une sorte de fardeau que je porte sur mon dos partout où je vis », affirme Felsen, qui s'interroge sur la part que ses ancêtres ont pu prendre dans l'histoire plus tragique de l'île, celle de l’esclavage. « J’étais assis dans le sable, j’allais bientôt partir. J’avais vu ce que je voulais voir, le site maudit de la traite, là où les Africains ont été débarqués, mois après mois, année après année, avant d’entamer la marche forcée vers les plantations. » De leur existence avant l’esclavage, puis de leur labeur, rien ne subsiste, sauf les ruines d’une des geôles où on les enfermait.

Confronté au vide, à l’oubli et au silence, Felsen nomme sans relâche tout ce qu’il traverse, comme si les mots pouvaient redonner vie à ce qui a disparu. Lui qui a la manie des listes égrène les noms de tous les oubliés, et ces noms forment « la poussière cosmique » qui recouvre sa peau. Dodo à l’inverse, tiraillé entre envie de se taire et logorrhée, se mure parfois dans le mutisme « parce qu’il y a toujours trop de mots dans le monde ». Et lorsqu’il parle, il dit les mots des exclus, les mots de ceux que les vagues du temps ont effacé des mémoires – Le Clézio nous rappelant opportunément que, lorsque les esclaves débarquaient à Maurice, ils n'avaient plus de nom si ce n'est celui du bateau qui les avait transportés.

Le lien qui attache Jérémie à Dodo est-il plus complexe qu’il n’y paraît ? L’histoire le révélera, au terme d’une alternance de rencontres fugaces, de quelques péripéties et de scènes inoubliables.

Alma, on le sait, signifie âme. Et si Le Clézio se dédouble, c’est pour mieux sonder son âme, pour tracer l’éternel chemin qui le conduit de ses racines mauriciennes à l’harmonie cosmique à laquelle il aspire. À son personnage Jérémie, il a donné sa quête des traces, son inquiétude, son attention aux autres. Avec Dodo, il partage l’engagement poétique, le goût du cheminement solitaire.
 
 BIBLIOGRAPHIE
Alma de J. M. G. Le Clézio, Gallimard, 2017, 344 p.
 

 
 
© Fred Kihn
 
2020-04 / NUMÉRO 166