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Roman
L'étranger, cet ennemi utile


Par Jabbour Douaihy
2018 - 02


Le sujet de Tout homme est une nuit de Lydie Salvayre est, on ne peut mieux, à la mode, en France, en Europe ou partout dans le monde : la perception de l’autre (autre faciès, autre couleur, autre religion…) quand il fait irruption dans notre espace familier, dans notre village… Et c’est dans un village français qu’un homme d’origine espagnole (tout comme l’auteure née d’un père andalou et d’une mère catalane, républicains exilés dans le sud de la France pendant la guerre civile) au prénom Anas qui prête à confusion, et atteint d’un cancer (Lydie Salvayre a aussi combattu cette maladie pendant trois ans) choisit de se soigner et de rompre radicalement avec sa vie passée. Il espérait aussi pouvoir convertir son désespoir et son abattement en… œuvre littéraire. Mais le cancer n’« inspire » pas, et le lettré écrivain, lui aussi, se retrouve à sec : « La maladie m’avait tari. Ne restaient au fond de moi que des cailloux et de la boue noire. Et devant mon ordinateur, je ne savais qu’aligner de pompeuses platitudes sur la terreur du néant ou j’allais être jeté, sur la nuit sans pitié (…) et autres lamentations poétiques de la même farine. »

Il ne tardera pourtant pas à trouver son sujet chez la faune masculine locale qui se réunit tous les jours dans le Café des Sports autour du propriétaire Marcelin, chef de bande et donneur d’ordres. Son arrivée va les déloger de leur routine, déconcerter « leurs habitudes rétiniennes » et leur engourdissement. Ils sont quatre ou cinq hommes mariés, généralement insatisfaits de leur propre condition conjugale, familiale ou professionnelle et surtout de la situation générale de leur pays : « Pauvre France ! Vivement qu’elle soit gouvernée, ce qui s’appelle gouvernée, bordel de Dieu ! » Ils trouveront dans Anas que tout le village commence à épier dans le bus, sur le sentier de la forêt et même chez lui, un ennemi taillé sur mesure. Rien ne l’aide, rien ne le justifie : il est brun, petit de taille, probablement, non sûrement, d’une autre religion, il parle avec une jeune fille du coin, c’est un prédateur sexuel, il lit, c’est un intellectuel, il se cloître chez lui, il prépare quelque chose, un attentat, etc. Tout est bon pour en faire jour après jour une sorte d’épitomé de leurs fantasmes. Lydie Salvayre (qui en est à son douzième roman et un Prix Goncourt pour Pas Pleurer en 2014) relie avec délicatesse les trames personnelles de ces Français très moyens à la perception qu’ils ont de la destinée nationale et à l’« ennemi utile » qu’ils fabriquèrent de toutes pièces entre deux verres de vin, cet alcool qui « décuplait » leurs débridements. Il tentera de les approcher, de les amadouer, rien n’y fait : « Toutes les frayeurs accumulées, les rancies, les récentes et celles remises dans le fond le plus reculé des cœurs, les furtives (…) es secrètes (…) et celles qui croupissent durant toute une vie dans nos pauvres sous-sols (…) remontèrent à la surface et firent sauter les dernières digues, pour déferler, violentes, sur les esprits qui chancelèrent. » C’est un véritable gouffre d’incompréhension qui s’ouvre dans ce village paisible. La différence se lit aussi dans les deux voix qui font avancer le récit, technique duelle déjà éprouvée dans Pas pleurer : la voix calme de « l’étranger », recherchée, littéraire, introspective, en alternance avec une instance narrative qui relaie le bruissement vulgaire et pathétique des plaintes imaginaires et menaçantes des habitués du Café des Sports, Marcelin, Dédé, Étienne et Cie.

En fin de compte, la bouée de sauvetage viendra de là où on l’attendait le moins, et dans un autre parallèle, la haine et le cancer seront vaincus presque simultanément. Pourtant, il faut rester méfiant, la maladie peut toujours ressurgir et le héros choisit de déménager quelque part entre la France et l’Espagne : « Habiter près d’une frontière, c’est plus commode pour s’enfuir. »

 
BIBLIOGRAPHIE
 
Tout homme est une nuit de Lydie Salvayre, Seuil, 2017, 256 p.
 
 
 
© Hermance Triay
« Habiter près d’une frontière, c’est plus commode pour s’enfuir. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166