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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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À la guerre parfois pas comme à la guerre


Par Oliver Rohe
2018 - 03

Le 16 novembre 1966, des soldats américains partent en mission de reconnaissance, d’une durée de cinq jours, sur un haut-plateau de la région côtière au sud du Vietnam. Leur objectif : détecter loin de leur base les activités, les caches et les bunkers de l’ennemi Viêt-Cong en évitant, si possible, de l’affronter. Les recrues viennent des quatre coins des États-Unis, ce sont des gars de l’Amérique « moyenne », nés et grandis dans les villes du Texas, de New-York ou du Wisconsin. Le plus gradé d’entre eux, le plus expérimenté, est aussi le plus jeune : Tony Meserve, 20 ans. Sous ses ordres, il y a Clark, les cousins Rafe et Manuel Diaz, Eriksson. Très vite, après l’examen des ordres de mission, le sergent annonce à ses hommes qu’ils allaient prendre « du bon temps », pour le « moral des troupes ». À l’aube, l’unité s’écarte de son parcours pour entrer dans un hameau ; les huttes sont fouillées ; dans l’une se trouve une jolie jeune fille avec une dent en or. Ils l’arrachent à sa famille et l’embarquent. La campagne exotique qu’ils arpentent change sans arrêt, l’une des recrues tire sur un animal confondu en contrebas avec un Viêt-Cong, ils finissent par établir un poste de commandement dans les hauteurs. Vers midi, Meserve déclare les réjouissances bientôt ouvertes, sonde l’entrain de ses hommes : un seul dit non, prévient qu’il ne prendra pas part à l’orgie, Eriksson. Ce refus lui vaut d’être traité de « pédale » et de recevoir une première menace de mort de son supérieur. Tous les autres obtempèrent, enthousiastes. Meserve est évidemment le premier à violer. Rafe Diaz, puis Clark muni de son couteau, puis Manuel Diaz, violent à leur tour, malgré les hurlements et les pleurs de la jeune fille qui résonnent dans la campagne alentour, trahissent possiblement leur présence furtive à l’ennemi. Eriksson ne peut pas la sauver ni la défendre à moins d’y laisser sa propre peau. Pire : c’est à lui que Meserve ordonne, sous peine de le tuer, la tâche de se débarrasser de la jeune fille. Eriksson refuse encore, tout comme les cousins Diaz. Sur la colline 192 où ils parviennent, où ils échangent des tirs avec des Viêt-Cong, Meserve et ses hommes attendent – redoutent en réalité, sauf Eriksson – l’arrivée prochaine des renforts en hélicoptère. La jeune fille, dès lors, ne peut plus vivre : sa présence parmi les camarades de l’unité n’a aucune justification, son corps même est « la preuve en chair et en os » de leur forfait. Clark se dévoue pour la poignarder à mort.

Daniel Lang, l’auteur de ce long reportage paru d’abord dans le New Yorker, décrit la gradation des faits de violence avec une finesse et une sobriété exemplaires, qui disent sans jamais édifier, combien l’acte monstrueux se construit – ici, notamment, par les logiques conjointes de la guerre, de la virilité de groupe et des représentations racistes – plutôt qu’il ne découle d’une simple disposition naturelle des hommes pour le mal. Lang rapporte aussi les suites du meurtre de la jeune Vietnamienne, c’est-à-dire la volonté intrépide d’Eriksson de dénoncer ses camarades non pas auprès de sa hiérarchie militaire « mais contre elle », contre son indifférence, son acharnement à protéger ses recrues, même les moins défendables, dans un climat de contestation de l’engagement américain au Vietnam. Si, grâce aux nouveaux relais d’Eriksson au sein de l’armée, le droit finit par triompher en pleine expédition impériale, la justice n’aura été que partielle : tous les condamnés de ce crime de guerre (si courant alors et si rarement puni) verront leurs peines de prison allégées. C’est seulement au moment du procès qu’Eriksson apprend le nom de celle dont il n’a cessé de vouloir défendre la mémoire, Mao.

 
 
Image tirée de Casualties of War (titre original
Eriksson ne peut pas la sauver ni la défendre à moins d’y laisser sa propre peau.
 
BIBLIOGRAPHIE
Incident sur la colline 192 de Daniel Lang, traduit de l'américain par Julien Besse, éditions Allia, 2018, 128 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166