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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Arundhati Roy ou l’Inde de l’impossible bonheur


Par Georgia Makhlouf
2018 - 04


Vingt ans après Le Dieu des petits riens (roman couronné de nombreux prix et qui s’était vendu à six millions d’exemplaires), Arundhati Roy fait son retour à la fiction avec un ouvrage décoiffant et qui s’inscrit somme toute dans la droite ligne des combats qu’elle a menés ces dernières années. Car cette femme qui dérange, surtout dans son propre pays de plus en plus menacé par le sectarisme politique ou religieux, prend le contrepied de l’imagerie flamboyante de la « Shining India », celle qui vante le développement spectaculaire et la modernité conquérante, pour explorer plutôt l’envers du décor : les atteintes aux droits, les inégalités criantes, les désastres écologiques. Se situant systématiquement dans les marges de la société, son roman est construit autour d’une multiplicité de personnages brisés par le monde dans lequel ils vivent, ses rigidités, ses assignations à résidence, ses définitions identitaires étroites et enfermantes, mais parfois sauvés par leur soif de vivre, leur besoin d’amour, leur générosité.

Le Ministère du bonheur suprême invite ainsi le lecteur à un périple au long cours, des quartiers surpeuplés du Vieux Delhi à la nouvelle métropole en plein essor et au-delà, de la Vallée du Cachemire aux forêts de l’Inde centrale, où guerre et paix ne signifient pas toujours ce que l’on pense habituellement. Il y croisera tout d’abord Anjum, hermaphrodite ou plutôt « hijra », puisqu’il existe depuis longtemps en Inde une caste ainsi dénommée qui accueille ceux qui ne se sentent ni hommes ni femmes. Les « hijra » occupaient même une place particulière d’amour et de respect dans la mythologie hindoue. Mais les temps ont changé et Anjum, après une série de péripéties drôles et/ou tragiques, a fini par élire domicile dans un cimetière. Elle est bientôt rejointe par un jeune homme qui affirme se nommer Saddam Hussain, un intouchable musulman qui travaille à la morgue. D’autres personnages vont graviter autour d’Anjum dont le destin chaotique, à l’image de celui de l’Inde, constitue le fil rouge de ce roman foisonnant, parfois déconcertant, et qui semble contenir la matière de plusieurs romans à la fois. Comme si Roy avait voulu embrasser le peuple indien tout entier dans son entreprise, en évitant les clichés, et sans jamais renoncer à la complexité. Il en résulte pour le lecteur comme une plongée dans un labyrinthe romanesque où il peut, par moments, perdre le nord, et dont le parcours serait analogue à celui d’un étranger, abruptement confronté à la rue indienne, en perte de repères, simultanément ébloui et effaré, séduit et repoussé, avide de comprendre et peinant à y parvenir tout à fait. Plus loin, dans la seconde partie, il y aura la belle Tilottama à la « solitude désinvolte », Musa, son amant cachemiri, tout deux artistes exceptionnellement talentueux et d’autres hommes également épris d’elle et de son étonnante liberté. L’épilogue permettra de rassembler les pièces de l’immense puzzle narratif.

L’écriture se fait, par moments, aussi précise qu’une miniature indienne, pour saisir « deux pigeons bleus blottis l’un contre l’autre, (qui) forment une tache sombre sur le rebord d’un balcon incrusté de fiente » ; ou plus ample, telle une caméra en plein travelling, pour suivre les mouvements des foules en délire lorsqu’elles lynchent, détruisent, mettent à sac. Mais dans les deux cas, et malgré l’âpreté du ton et le caractère touffu du texte, on se sent emporté par un souffle épique et par l’amour d’Arundhati Roy pour ce continent somptueux et blessé.

 
BIBLIOGRAPHIE 
Le Ministère du bonheur suprême d’Arundhati Roy, traduit de l'anglais (Inde) par Irène Margit, Gallimard, 2018, 538 p.
 
 
 
© Aishwarya Subramanyam
 
2020-04 / NUMÉRO 166