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Roman



Par Tarek Abi Samra
2018 - 04

«Contrairement aux récits, la vraie vie, une fois passée, tend non pas vers la clarté mais vers l’obscurité.?» Cette avant-dernière phrase de L’Enfant perdue, quatrième et ultime volume de la série romanesque L’Amie prodigieuse, pourrait à elle seule résumer toute l’esthétique d’Elena Ferrante. 

Sous ce pseudonyme se cache une romancière italienne qui a conquis des millions de lecteurs du monde entier et dont la véritable identité a fait l’objet de rumeurs et spéculations si nombreuses qu’en rendre compte nécessiterait un article à part entière. Il suffit de noter que Ferrante a choisi l’anonymat – ou plutôt «?l’absence?», comme elle le dit elle-même dans l’un de ses entretiens accordés par e-mail – non seulement pour des raisons personnelles telles que sa répugnance pour la société médiatique et le devoir d’autopromotion que celle-ci impose à un écrivain, mais également pour des raisons littéraires?: modeler la figure de l’auteur à sa guise, sans être restreinte par sa propre biographie, et faire valoir que cette figure est une fiction créée de concert par l’écrivain et le lecteur, une fiction qui s’interpose toujours entre ce dernier et le texte. Autrement dit, en effaçant l’auteur dans la vraie vie, Ferrante nous rappelle son omniprésence dans l’œuvre romanesque.

D’ailleurs, l’absence comme une forme de présence presque envahissante est l’un des thèmes essentiels de L’Amie prodigieuse, cette saga dont les quatre parties constituent un seul et même roman qui commence par la disparition de l’une de ses deux héroïnes. Lila, la soixantaine passée, se volatilise sans laisser de traces. Elle qui n’a jamais quitté Naples, est partie nul ne sait où, emportant tous ses effets personnels?: vêtements, photos, livres, ordinateur… Lorsque l’écrivaine Elena Greco apprend la disparition de Lila, son amie d’enfance, elle se met à rédiger des sortes de mémoires pour évoquer tout ce qu’elle se rappelle de cette femme qui s’est, d’un coup, évaporée, espérant ainsi percer ses motivations. 

En près de deux mille pages nous est donc racontée l’histoire d’une amitié féminine née dans un quartier napolitain pauvre vers la fin des années cinquante, entre la fille d’un cordonnier (Lila) et celle d’un portier à la mairie (Elena, la narratrice). Toutes deux sont brillantes et douées pour les études, mais seule Elena parvient à quitter sa ville natale, à se détacher de ses origines et à entrer à l’université, s’éloignant ainsi de la misère et de la violence de son quartier dominé par la Camorra et devenant enfin une écrivaine assez célèbre. Vers le début du quatrième tome, âgée de 35 ans, elle retourne vivre à Naples et renoue avec son amie après une rupture de trois années. Nous assistons alors au déroulement de leurs vies d’adultes puis de vieilles femmes, et finalement Lila disparaît.

Cela semble peu de chose, voire insignifiant, mais le génie de Ferrante consiste à recréer une société entière, celle de Naples et de l’Italie du début des années soixante à nos jours, tout en demeurant un peintre intimiste exceptionnel, préoccupé par la vie interne tumultueuse de ses personnages (surtout féminins) ainsi que par les relations complexes, agressives et destructrices qui s’établissent entre eux. Embrassant plus d’un demi-siècle d’histoire et de bouleversements idéologiques – les luttes entre communistes et fascistes, la montée du féminisme, la révolution sexuelle, la désillusion des années quatre-vingt et le cynisme des décennies ultérieures –, Ferrante nous fait participer à la vie quotidienne d’une cinquantaine de personnages avec pour fil rouge traversant cette saga captivante et addictive comme une série télévisée, l’amitié étrange, inouïe, plus passionnée que la plus folle des relations amoureuses, pleine de rancœurs, de jalousie, de sentiments paranoïaques et de sublime tendresse, entre deux femmes dont les conditions sociales respectives auraient dû éloigner l’une de l’autre. 

L’extrême clarté du récit, sa fluidité, de même que la forme classique ou conventionnelle de l’œuvre, celle du roman du XIXe siècle, ont pour effet de mettre en relief le propos essentiel de Ferrante?: insister sur l’aspect obscur des rapports entre les humains, sur notre incapacité à pleinement comprendre pourquoi nous nous attachons à quelqu’un, le haïssons ou les deux à la fois. Bien qu’elle ait écrit un livre de deux mille pages, Elena ne réussit pas à saisir la nature de sa relation avec Lila. Quant à cette dernière, la figure qui domine toute la saga, une femme hors-norme, prodigieuse, habituée à voir tout plier sous sa volonté de fer mais qui a spectaculairement raté son destin, elle demeure, jusqu’au bout, une énigme impénétrable.


BIBLIOGRAPHIE 
L’Enfant perdue (L’Amie prodigieuse IV) d’Elena Ferrante, traduit de l’italien par Elsa Damien, Gallimard, 2018, 560 p.

 
 
 
 
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