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Roman
Mécanique du totalitarisme


Par Charif Majdalani
2018 - 07

La littérature espagnole s’est engagée depuis quelques années à relire l’histoire récente de la péninsule ibérique, et en particulier les années sombres de la guerre civile. Mais il est un autre conflit, de moindre envergure, qui a fait bien des victimes inutiles, et empoisonné la vie de l’Espagne moderne : le conflit basque et le terrorisme qui l’a accompagné. Un roman, récemment publié à Madrid par un écrivain basque de langue espagnol, revient sur cette période noire de l’histoire du pays. Patria de Fernando Aramburu a fait un bruit considérable à sa sortie et vient d’être traduit en français par Actes Sud. 

Patria raconte l’histoire de deux familles vivant dans un village du pays basque. Il le fait sur plusieurs décennies, depuis les années quatre-vingt-dix où la violence de l’ETA et les représailles de l’État espagnol atteignirent leur paroxysme, jusqu’au temps de la réconciliation dans la deuxième décennie du XXIe siècle. Ces deux familles, celle du Txato et celle de son ami Joxian, sont à l’origine très proches et liées par de vieilles amitiés presque fraternelles – les femmes avec les femmes et les hommes avec les hommes, ce qui induit des relations privilégiées entre les enfants. Mais ces relations vont se trouver entraînées dans la spirale infernale du conflit provoqué par le mouvement indépendantiste. Txato, chef d’entreprise aisé, refuse de se soumettre à la politique d’extorsion de fonds pratiquée par l’ETA, et finit assassiné. Sa famille est mise au ban de la société du village, et c’est celle de Joxian, notamment la femme de ce dernier, Miren, et son fils Joxe Mari qui se trouvent le plus violemment engagés à faire respecter l’ostracisme à l’égard de leurs anciens amis. Bientôt, Joxe Mari entre dans l’ETA, disparaît, participe aux assassinats et finit par être arrêté et condamné à de longues années d’emprisonnement. Cela ne fait qu’accroître la haine obstinée que porte Miren à la famille de son ancienne amie Bittori, la femme du Txato. Et tout cela dure et s’étire, les vies s’égrainent, en même temps que la violence et l’absurdité, jusqu’à ce que lentement, progressivement, le doute sur la justesse, la crédibilité et la légitimité de la lutte basque finissent par s’insinuer dans les esprits les plus radicaux.

Dans ce roman long et passionnant, sans être pourtant dénué de certaines longueurs inutiles, c’est bien l’absurdité de la guerre menée par les indépendantistes basques qui est pointée du doigt. Aramburu, basque lui-même et très attaché à la culture et la langue de sa région, montre avec une grande acuité comment cette guerre était sans véritable mobile, et comment la reconnaissance de sa légitimité se cantonnait aux régions montagneuses, et aux sociétés fermées des campagnes. Davantage encore, il décortique de façon passionnante la manière avec laquelle les individus se trouvaient embarqués dans cette galère, à leur corps défendant très souvent, et contraints par la terreur et sous peine de mort de rompre avec des amitiés ou des relations familiales et d’adhérer à une cause qui en définitive leur était indifférente, quand ils n’en percevaient pas l’inconséquence. Il montre aussi et surtout comment des individus étaient capables de se laisser radicaliser, de croire avec une obstination et un aveuglement sauvages en une cause et en son idéologie étroite jusqu’à justifier l’assassinat d’un ami, comme le fait Miren, ou à se laisser convaincre de commettre des crimes et à gâcher leurs vies pour rien, comme le fait Joxe Mari, son fils. 

On comprend ainsi qu’à travers les vies dont le destin est tissé dans Patria, à travers les nombreux personnages qui composent l’univers du roman et dont beaucoup sont attachants parce qu’ils gardent leur lucidité et tentent de sauvegarder leurs amitiés, leurs liens avec l’autre, et donc leur humanité, c’est finalement l’histoire au quotidien de tout nationalisme que raconte Aramburu. Et l’on comprend surtout qu’en décortiquant le mécanisme par lequel le nationalisme s’insinue sournoisement dans les esprits jusqu’à faire accepter sans ciller le totalitarisme qui n’en est que le résultat le plus néfaste, le romancier décrit, à travers l’exemple basque, une problématique cruellement d’actualité aujourd’hui un peu partout dans le monde.


 BIBLIOGRAPHIE  
Patria de Fernado Aramburu, traduit de l’espagnol par Claude Bleton, Actes Sud, 2018, 624 p.

 
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166