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Roman
Abbas Beydoun et la nostalgie de l'amour
Après Thanatos vient l’Eros, le commerce des femmes, celles qui vous harcèlent ou celles qui se défilent sans cesse devant vos avances.

Par Jabbour Douaihy
2018 - 08


Abbas Beydoun a toujours écrit les souffrances intimes, la hantise de la mort, les aléas du corps ou ceux de l’amitié. Une écriture libre, directe et qui se veut antipoétique au sens traditionnel du terme n’a pas empêché les critiques d’appeler Beydoun poète et de le classer parmi les plus reconnus du monde arabe. Après avoir publié un bon nombre de « recueils », l’auteur de La Mort prend nos mesures se retrouve dans l’air du temps à vouloir écrire des romans. Il en compose cinq ou six dont les plus connus sont L’Album des pertes et Les Miroirs de Frankenstein et gagne avec L’Automne de l’innocence le prix Cheikh Zayed pour le roman arabe. 

Pour son dernier récit, Beydoun semble avoir hésité à appeler cette manière d’autofiction « roman », et il a raison puisque Deux mois pour Rola semble aller dans tous les sens avec pour fil conducteur un narrateur à « l’automne » de sa vie : « Moi le vieux qui n’a pas su comment il a réussi à parvenir à la mi-soixantaine avec des bouts d’histoires ou des histoires non abouties (…). Les jours ne m’ont pas expliqué leur murmure et si elles venaient à parler elles n’en seraient que plus obscures et me font peur aujourd’hui. »

Ces mini épisodes peuplent fort bien le texte de Beydoun qui explore les volets importants d’une existence sans beaucoup de relief. Ainsi trois « thèmes » bien séparés, d’abord, puis laborieusement reliés, composent ce livre de confessions où ressurgissent souvent des pans d’existence déjà visités par la plume de l’auteur. 

En premier, la mort. Le chapitre s’ouvre sur la sortie du coma du narrateur après un grave accident de la route. La famille y est passée avant avec la mort du père et d’un frère dans des circonstances similaires. Le « revenant » ne se contente pas de récapituler les moments de sa vie où il a frôlé la mort mais s’attarde sur celle de ses amis, essaie de partager leurs sentiments et leurs angoisses, les souffrances insoutenables d’un ami poète, dans une sorte d’anthologie des différentes manières de quitter l’existence avec une attention particulière à Rola à qui les médecins ont prédit deux mois de vie : « Est-ce qu’elle pourra en venir à bout, les supporter ? Tout matin serait pour elle de nouvelles funérailles et un nouveau deuil sur elle-même. Les passera-t-elle en prière devant les arbres, à l’aube, au sommet des montagnes (…) Verra-t-elle Dieu et sera-t-il effrayant ou consolateur ? »

Après Thanatos vient l’Eros, le commerce des femmes, toutes les femmes à tous les âges de l’homme, celles dont on rêve ou celles avec lesquelles on couche, celles qui vous harcèlent ou celles qui se défilent sans cesse devant vos avances. Toutes renvoient au narrateur la question de l’amour à laquelle il prépare une réponse originale et plutôt précoce : « À sept ans, j’ai appris que l’amour c’était chanter pour soi-même (…) », comme cette récitation à haute voix des versets du Coran lorsque sa mère recevait au premier étage une amie accompagnée d’une fille blonde de l’âge du narrateur. « À sept ans, j’avais déjà la nostalgie de l’amour. » 

Le troisième volet concerne l’engagement politique, hardi dans la jeunesse et décevant dans l’âge mûr et dont Abbas Beydoun avait fait le sujet entier de l’un de ses romans. Il retrace la figure mystérieuse du leader et suit le destin de quelques camarades tombés au combat ou d’autres carrément repentis pour clore sur une réflexion concernant le parti politique comme entité inamovible : « On ne se demande jamais où est le parti, il nous attend et il suffit qu’on le porte dans notre pensée pour qu’il existe. Il est en attente et quelqu’un finira par le trouver, sinon à quoi bon le temps, à quoi bon l’histoire ? »

Ce livre de considérations pertinentes sur la condition humaine dans un contexte familier à l’auteur se termine sur une note fantastique où la mort, la femme et l’engagement se réunissent sans résoudre aucune de leurs énigmes.

 
 BIBLIOGRAPHIE  
Chahrân li Rola (Deux moi pour Rola) d'Abbas Beydoun, Dar el-Saqi, 2018, 206 p.
 
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166