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Roman
Jeux de miroirs, mise en abyme et mensonges


Par Jabbour Douaihy
2018 - 12


Une auteure américaine à succès, Emily Coppin, prétend dans les dernières pages du roman de l’Australien Richard Flanagan, Première personne, que la fiction est morte et qu’il ne reste plus devant les écrivains que l’autobiographie. Pour se connaître. C’est quelque part ce qu’entreprend Kif Kehlmann mais de manière détournée et imprévue lorsqu’il accepte de faire le nègre pour écrire les mémoires d’un escroc notoire, Sigfreid Heidl, alias Siggy. Le vis-à-vis entre le romancier en herbe et le bandit ami des banques durera tout le long des 400 pages du livre et se poursuivra même après le suicide de ce dernier.

Mais avant ce jeu de miroirs entre le narrateur Kif et son « sujet », Richard Flanagan (auteur de sept romans dont l’un fut récompensé par le Man Booker Prize en 2014) ajoute une couche d’autofiction en racontant sa propre histoire pour compléter la mise en abyme et vérifier par ailleurs que le meilleur sujet de roman est l’écriture elle-même. Il change noms et prénoms et recopie presque à l’identique un épisode de ses débuts d’écrivain qui, il faut le constater, ne manque pas de piquant. Un escroc allemand du nom de John Friedrich qui avait subtilisé quelques centaines de milliers de marks dans son pays natal, y simule sa propre mort pour réapparaître sous un autre nom dans les années soixante-dix à Melbourne où il deviendra directeur d’une association pour la prévention des risques industriels. Il réussira, à partir de cette couverture, à arnaquer les banques australiennes pour des centaines de millions de dollars cette fois-ci. Les autorités australiennes finissent par l’attraper et une fois en instance de jugement, il recourt aux services d’un jeune écrivain originaire de Tasmanie, Richard Flanagan, pour écrire ses Mémoires dans un délai strict de six semaines et en échange de dix mille dollars.
Le bandit est philosophe, manipulateur, évolue dans une zone incertaine entre la vérité et l’illusion, la réalité de ses crimes et l’absurdité de l’existence. Le « nègre » est coincé, il avait commencé sans trop de conviction à rédiger son propre roman et se retrouve acculé à fournir le nouveau manuscrit dans un délai toujours trop court, il a un besoin vital de l’argent tandis que sa femme accouche de jumeaux qui s’ajoutent à une fille.

Le décor est planté mais chacun des protagonistes essaie de dépasser le rôle qui lui est désigné. Ainsi, l’enjeu n’est plus pour l’un de blanchir sa réputation en arrangeant l’histoire de sa vie ni pour l’autre de subvenir à ses besoins vitaux. Il y a quelque chose de plus « métaphysique » dans l’air. Quelque chose en rapport avec la vérité inaccessible et le leurre prédominant dans la version du monde selon Tebbe (inspirateur de Nietzsche ?) ou dans les petits mensonges à répétition qui déstabilisent l’écrivain et le font douter de ses quelques convictions sur l’amour, l’amitié et bien sur la morale. Et nous suivons un processus programmé d’identification où l’homme d’affaires véreux finit par coloniser mentalement le « lettré », l’entraînant dans une spirale autodestructrice… Du moment où Kif Kehlmann décide, devant le refus de Zigg, à fournir des détails sur sa vie, à inventer lui-même cette vérité insaisissable, tout se brouille : « Plus j’inventais Heidl sur la page, plus la page devenait Heidl, et plus Heidl devenait moi – et moi la page; et le livre moi ; et moi Heidl. » Et même mieux : « Le livre que j’écrivais racontait mon histoire et, n’étant plus moi-même, je devenais enfin moi. »

Première personne est hanté par la figure et le destin d’un escroc corrompu corrupteur mais c’est surtout, comme on le constate, un livre sur la fiction véhiculée par les mots : « On m’avait dit que les mots étaient un miroir, mais je les voyais plutôt comme une lune transformant ce qu’ils éclairaient de leur lumière mouvante et argentée en quelque chose qui frayait toujours plus ou moins avec le mystère. »

Le dernier roman de Flanagan, avec un rythme parfois lent et des séquences répétées, est riche en recoins obscurs et en considérations de première main sur la fiction comme outil de perversion.

 
BIBLIOGRAPHIE 
Première Personne de Richard Flanagan, traduit de l'anglais (Australie) par France Camus-Pichon, Actes Sud, 2018, 400 p.
 
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166