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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Faillite filiale


Par Charif Majdalani
2019 - 06


On doit toujours être reconnaissant aux éditeurs de littératures étrangères de nous faire découvrir des textes que l’on n’aurait jamais connus sans eux, venus de littératures peu cotées et près desquels, une fois qu’ils sont traduits, le mainstream critique et journalistique passe souvent sans les voir. Les éditions Do, installées à Bordeaux, se sont lancées depuis quelques années dans cette entreprise de découverte et de traductions de textes puissants venus des quatre coins du monde. L’une de leurs dernières parutions est un roman du Slovaque Vladimir Balla, intitulé Au nom du père.
Écrivain singulier, Vladimir Balla, qui signe simplement du nom de Balla, sera parmi les invités du salon du livre de Paris dans son édition de 2020, dont Bratislava sera l’hôte d’honneur. Son roman, paru en slovaque en 2011, est le récit d’une vie racontée par un très étrange narrateur habitant une ville du fin fond du sud de la Slovaquie, à la frontière de la Hongrie. Cette vie, qui commence sous le communisme agonisant et qui se termine dans la période contemporaine, est d’une grande banalité en apparence. Le narrateur est marié, il a deux garçons et travaille comme manœuvre dans les entrepôts d’une sorte de supermarché où, au temps du communisme, il n’y avait pas grand-chose sur les étals mais, en revanche, de savoureuses jeune filles comme caissières. L’homme a toutefois de gros ennuis car sa femme sombre dans une sorte de bizarre mélancolie puis dans une dépression qui n’est jamais ainsi nommée mais qui la pousse à ne plus supporter de vivre que dans l’obscurité la plus totale, au cœur de la très absconse maison familiale où plus un rai lumière ne doit filtrer. Le narrateur fuit donc en permanence son ménage et se réfugie dans son garage où il bricole comme il peut, tandis que son aîné, traumatisé pour l’avoir surpris un jour avec une caissière, disparaît de la circulation et que son cadet, qui vit toujours à la maison, se met à lui vouer une haine coriace, à cause de ses attitudes distantes et de son indifférence.

Cette relation entre le père et les fils est l’un des thèmes essentiels du roman. Le souci principal du narrateur est de comprendre pourquoi il a été un mauvais père. La responsabilité du naufrage filial, il la rejette tantôt sur ses fils tenus pour ingrats, incapables ou stupides, et tantôt sur lui-même, parce qu’il sait qu’il n’a jamais supporté d’assumer les responsabilités que lui imposait la procréation. Prisonnier rétif de la fonction paternelle qu’il abhorre, il refoule mal de surcroît sa rancœur devant son cadet qui, en devenant homme, dégrade l’aura de mâle conquérant de son géniteur. Aux relations filiales et à leur faillite vient alors s’ajouter une autre préoccupation obsessionnelle du personnage, celle du temps qui passe et donc du vieillissement. Inapte à supporter le spectacle de son propre vieillissement, horriblement lucide sur la repoussante décrépitude des corps qui prennent de l’âge, incapable de comprendre ce qui permet à deux êtres de supporter de vivre ensemble malgré la répulsion que chacun éprouve face à la défaite physique de l’autre, le narrateur trouve ainsi de nouvelles raisons pour justifier son aversion à être aussi bien père que mari.

Cette haine de soi, de ses enfants, du temps qui passe et de ses effets sur l’humain n’est en définitive que le résultat du sentiment de faillite totale d’une existence. Et pourtant, sous la plume de Balla, le récit de ce désastre a quelque chose de jubilatoire. Oscillant entre l’absurde et le cocasse, la narration semble le fait d’une conscience un peu autiste, tantôt bilieuse tantôt complètement délurée. Et puis il y a dans Au nom du père un aspect fantastique, notamment dans l’histoire de la construction de la maison familiale et dans l’usage qu’en font ses occupants, ce qui donne au roman une allure de conte, ou de fable cruelle.

 
 
BIBLIOGRAPHIE 
Au nom du père de Balla, traduit du slovaque par Michel Chasteau, éditions Do, 2019, 136 p.

 
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166