Par Charif Majdalani
2019 - 07
Spécialiste des
questions écologiques et de développement urbain, ancien consultant auprès du
gouvernement de Dubaï et féru de littérature, Camille Ammoun a combiné sa passion
pour les villes et pour l’écriture dans un roman qui est son premier et qui
paraîtra au mois d’août aux éditions Incultes.
Ougarit est
l’histoire d’une quête, mais d’une quête peu ordinaire. Le personnage éponyme,
Ougarit Jérusalem, spécialiste en urbanologie (une invention de Camille Ammoun
pourtant fortement vraisemblable), est engagé par le gouvernement de Dubaï pour
une mission des plus singulières?: trouver quelle pourrait être l’âme de la
cité-État. Autrement dit d’essayer de découvrir, voire de créer si besoin est,
ce qui dans l’imaginaire humain pourrait s’attacher à l’image ou à l’idée de
Dubaï, à l’instar de ce que chaque ville du monde possède comme capital de
représentations symboliques aptes à la définir dans la conscience humaine et à
travers l’Histoire. Il va sans dire que pour un personnage originaire d’Alep et
qui assiste à la destruction de sa ville natale et à la ruine de la plupart des
cités arabes qui possèdent âme et histoire, le challenge est de taille,
passionnant et cruel en même temps.
Après une phase
d’arpentage de Dubaï, de discussion avec son mentor le cheikh Ali al-Jumeiri et
à l’issu de ses retrouvailles avec Oriol, un marin catalan coincé avec une
cargaison de tours Eiffel chinoises miniatures destinées au marché touristique
à Paris, Ougarit en arrive à la conclusion qu’il faut à Dubaï un symbole fort,
à l’image précisément de la tour Eiffel pour Paris. Et l’urbanologue trouve une
solution, qu’il déduit de ses longues et anciennes réflexions sur l’aleph, ce
formidable et mystérieux objet, décrit par Jorge Luis Borges, qui permet de
contempler tous les spectacles du monde, d’un pays ou d’une ville
simultanément, à partir d’un point unique. Pour Ougarit, l’ensemble de ces
spectacles que l’aleph donne à voir d’un lieu en serait un peu l’essence, ou
l’âme. Sa conclusion est donc qu’il faut trouver un aleph à Dubaï, ou à défaut,
en imaginer un.
Évidemment, la
chose est impensable, et Ougarit le sait bien. Mais il s’engage imprudemment à
y parvenir. À l’absurdité du projet vient progressivement s’ajouter une série
de péripéties, de rencontres et d’affaires mafieuses liées au trafic de tours
Eiffel. Sans compter surtout que cet aleph comme point d’où tous les spectacles
de la ville pourraient être embrassés simultanément trouve un inquiétant
partisan dans le chef de la police de Dubaï, davantage intéressé par le côté
pratique de l’affaire que par sa puissance symbolique ou spirituelle.
L’ensemble des intrigues qui se nouent alors autour d’Ougarit aboutiront à
l’échec dramatique de sa mission. Mais la question de l’aleph ne sera pas pour
autant abandonnée, et Ougarit Jérusalem lui trouvera une solution inattendue à
la fin du roman.
Ougarit de
Camille Ammoun traite, on l’aura compris, d’un sujet d’une grande originalité.
Mais à côté de la trame romanesque et de ses péripéties, le roman est aussi une
description minutieuse et passionnante de la ville-État de Dubaï, de son passé,
de la vie des pêcheurs de corail et de l’existence pénible de jadis sur les
boutres, du développement actuel de la ville, du fonctionnement de l’État à son
sommet, des rivalités entre cheikhs des divers clans. Par ailleurs, Camille
Ammoun décrit parfaitement les hiérarchies entre les citoyens d’origine arabe
et ceux d’origine persane et la fragilité du statut de ces derniers, malgré
leur fortune et leurs positions, comme il le montre à travers le personnage du
riche négociant Massoud Abolfazl. Et puis il raconte Dubaï à partir de ce
qu’elle peut être aussi, une plateforme d’échange et de négoces autour de
l’art, comme elle l’est autour de toutes les autres formes de marchandises,
grâce au très beau personnage de la galeriste Azadeh Gul.
Mais Ougarit est
d’abord et surtout une profonde et passionnante réflexion sur les questions
urbaines dans le monde contemporain, sur le devenir des villes, sur leur
rapport à leur passé, sur ce qui fait qu’on s’y attache et, plus que tout, sur
l’énigme de la représentation imaginaire qu’on se fait de chaque cité, et donc
sur la question de l’âme urbaine. À ces interrogations s’ajoute aussi le
questionnement angoissant sur l’acharnement des Arabes à détruire leurs villes
et leur passé, une destruction dont l’ambition inverse de donner une âme aux
cités entièrement neuves, à l’instar de ce qui est imaginé ici pour Dubaï,
apparaît comme un contrepoids terriblement dérisoire.
BIBLIOGRAPHIE
Ougarit de
Camille Ammoun, Incultes, 2019, 320 p.