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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Retour difficile d'Irak


Par Oliver Rohe
2019 - 08


Il est difficile, à la lecture du premier livre de Nico Walker, de ne pas penser au Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino, plus grand film, sans doute, jamais réalisé sur la guerre du Vietnam. À l’image de ce dernier, Cherry déploie en trois mouvements, en trois actes, la rencontre d’une existence ordinaire avec l’expérience du combat. 

Le premier de ces trois actes est le temps d’avant, un temps d’innocence suggéré, d’ailleurs, par le titre même du livre, Cherry, qui désigne les soldats fraîchement débarqués au front, les puceaux de l’horreur, les bleubites. Ce temps est celui où le narrateur, élevé dans la classe moyenne aisée de l’Ohio, poursuit des études à l’université, bosse dans un restaurant, entretient des amitiés, court les filles jusqu’à tomber amoureux d’Emily ; où il sort, picole, consomme des drogues douces et moins douces, en revend à l’occasion pour arrondir des fins de mois peu difficiles ; bref, un temps où il mène la vie passablement banale d’un Américain de son âge, 19 ans. Il ne souffre d’aucun sentiment patriotique délirant, d’aucune conviction politique affirmée, quand il décide de s’engager – dans une sorte d’enchaînement opaque à lui-même, faute de perspectives plus consistantes, faute de mieux – dans l’armée américaine, section aide-soignant. Avant d’être dépêché sur le terrain, il épouse Emily.
Le terrain, bien sûr, est un enfer. Dans une prose extrêmement précise et crue, d’une noirceur souvent hilarante, Walker rend compte de la nature véritable de cet enfer du point de vue des gamins qui y sont descendus, du point de vue de la chair à canon : une suite chaotique, amateuriste, de missions dépourvues d’intérêt stratégique, vouées seulement au maintien de l’ordre le plus immédiat – le muscle, le marquage de territoire – et à la poursuite impossible d’ennemis confondus avec la population locale dans son ensemble (tous les Irakiens sont ainsi qualifiés de « hadjis »). Walker n’occulte justement rien du racisme de l’armée américaine, des bavures répétées dont elle s’est rendue coupable, de la guerre qu’elle menait contre le peuple irakien sous couvert de le sauver. Le livre raconte avec une réussite égale, sur ce ton à la fois désespéré et comique, le quotidien des bases militaires, l’ennui d’où naît le désir d’action, la peur d’où naît l’envie de tuer, la camaraderie à peu près introuvable, la prise de médicaments et la consommation de porno. Ce simulacre exotique dans lequel évoluent les soldats, entrecoupé de scènes d’horreur insoutenables, ne renferme évidemment pas la moindre dimension épique, là où il restait encore un peu de grandeur dans le Vietnam de Michael Cimino (l’héroïsme sacrificiel du personnage de De Niro).

Après des dizaines et des dizaines de missions pourries, le retour au bled. C’est le troisième acte, l’Irak ramené en soi. Celui de la perte progressive des attaches familières – la fac, le travail, les vrais amis, ce genre de choses –, les poussées de morbidité imprévisible, la chute dans l’héroïne dont la quête inlassable, la recherche pratique, suffit à organiser la totalité de la vie, dans le sens de sa destruction. Ce dernier acte est vertigineux dans la description du phénomène de la drogue, dans les relations singulières et la criminalité qu’il finit par imposer aux dépendants (Nico Walker purge actuellement une peine de onze ans pour braquage avec violence, dans une prison fédérale du Kentucky, d’où il a écrit Cherry). 

Elle montre aussi, cette dernière partie du livre, combien les pathologies issues de la guerre d’Irak ou aggravées par elle – le fameux syndrome post-traumatique – n’ont pas été prises au sérieux par le gouvernement qui les a provoquées. Beaucoup de soldats passant directement du rang de chair à canon à celui de rebut de la société.

 
 
 BIBLIOGRAPHIE
Cherry de Nico Walker, Les Arènes, 2019, 432 p.

 
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166