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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Les mondes disparus de Yasmine Khlat


Par Georgia Makhlouf
2019 - 08

 
Le roman commence sur une silhouette gracile dans une robe imprimée, un regard qui s’attarde sur la paume d’une main pour y lire les lignes de vie et de cœur, le vertige d’un amour qui s’annonce. Cela se passe au Caire en 1951. Les deux protagonistes, Stéphane et Mia, appartiennent à la bourgeoisie levantine dont l’univers parfois se résume à quelques maisons coloniales aux balcons ombragés, aux jardins que l’on traverse pour se rendre au tennis, aux récitals donnés dans des cercles privés, à des dîners qui se prolongent dans des senteurs de roses et des saveurs raffinées. Mia l’écrit d’ailleurs à Stéphane : « J’ai l’impression de ne pas connaître cette Égypte en résistance dont vous parle votre ami Abd el Hay. De me tenir en face d’elle en habit de princesse égarée dans son propre pays, entre deux mondes, comme dans le bal masqué de l’autre soir. » Leur histoire nous est racontée par les lettres qu’ils échangent, entre le Caire et Ismaïlia où Stéphane est installé. Médecin, employé par la Compagnie du Canal de Suez, il courtise la jeune fille et espère l’épouser. Le cœur de Mia, pourtant, est déjà pris ; elle rêve de retrouver Ramo, ce fils du peuple à la longue silhouette et au « sourire brun » qu’elle a connu lors d’une mission en Haute-Égypte avec le père Mirad, mais qu’elle n’a pas eu le courage de suivre, lui préférant son milieu social, Garden City et les croisières à Louxor. Depuis, elle tente d’échapper à des accès dépressifs par la peinture, elle peint « sans savoir », en se laissant pénétrer par les mouvements de l’eau, la lumière, les ombres qui s’étendent et gagnent progressivement du terrain, la brise qui rentre par les fenêtres entrouvertes. Entre Mia et Stéphane se tissent progressivement une amitié amoureuse et surtout un dialogue qui se poursuivra longtemps et notamment dans la seconde partie du roman située en 1956. 

Quatre ans se sont écoulés, la nationalisation du Canal de Suez les a jetés, comme tant d’autres, dans la tourmente. Stéphane a passé ces longues années en Écosse où il a obtenu un diplôme très prisé et une spécialisation en médecine interne. Mia a traversé une longue dépression et seule sa peinture l’a sauvée. Mais l’atmosphère a changé, les courriers sont ouverts et les lignes téléphoniques sont écoutées. Certains on beaucoup perdu, d’autres à l’inverse ont gagné ; il en est ainsi de toute révolution : « Quelque chose d’essentiel gagne et quelque chose d’essentiel succombe. » Puis c’est l’agression tripartite, et de plus en plus de gens forcés au départ… 

Yasmine Khlat redonne vie à des lieux, des ambiances et des cercles sociaux de sa plume élégante, subtile et pleine de délicatesse. Des fragments de bonheur, des conversations, des musiques, restituent le tableau de ces années-là. Des personnages emblématiques servent à enrichir l’arrière-plan culturel de cette Égypte effervescente et créative, Inji Aflatoun, Mahmoud Saïd, Nadia Corm, Nawal el-Saadaoui, mais le mouvement surréaliste ou la mouvance communiste en font également partie. Les pages consacrées à L’Égypte sont le cœur de ce roman épistolaire et lui donnent, outre son titre, sa saveur son charme et sa densité. 

Les autres parties sont à la fois plus courtes et moins percutantes. L’une se situe au Liban, un Liban qui a sombré dans la guerre, et à nouveau Stéphane et Mia qui sont devenus mari et femme et ont eu deux enfants, sont séparés et s’écrivent. Mais cette partie est trop lapidaire pour s’emparer efficacement des tremblements de la guerre civile ; elle restitue des scènes attendues et laisse le lecteur sur sa faim.

Un narrateur fait le lien entre les parties, un watchman, qui est aussi le témoin des années passées au Libéria. Il fonctionne comme le gardien de la mémoire – c’est lui qui a gardé les lettres – et la « conscience » du roman. Il chante la nostalgie inextinguible de ces mondes disparus.

 
 
BIBLIOGRAPHIE 
Égypte 51 de Yasmine Khlat, Elyzad, 2019, 156 p.

 
 
 
« J’ai l’impression de ne pas connaître cette Égypte en résistance dont vous parle votre ami Abd el Hay. De me tenir en face d’elle en habit de princesse égarée dans son propre pays, entre deux mondes, comme dans le bal masqué de l’autre soir. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166