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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Au pays des hommes debout


Par Fifi Abou Dib
2019 - 09

Dans un Haïti réduit à la pauvreté la plus extrême, l’ignorance et la peur, Poto grandit à l’ombre d’une mère dont il doute même qu’elle soit sa vraie mère. Marie Elitha Démosthène Laguerre ne sait plus elle-même si elle est morte ou vivante. Cet enfant, elle est allée le chercher dans un hôpital pour mendier. Non pas pour leur nourriture mais pour alimenter ses besoins croissants de colle et d’alcool. Car Maria Elitha Démosthène Laguerre ne peut plus se passer de ces vapeurs-là. Elle n’avait que 12 ans, quand un riche pervers chez qui elle était placée comme bonne, avait voulu planter dans son ventre un enfant en remplacement de l’enfant handicapé qu’il avait eu avec sa propre sœur. Elle avait fui et avait avorté de ses propres mains, et une main charitable, voyant sa souffrance, lui avait donné cette colle à respirer, et ses neurones avaient fait bombance sur ce poison qui la transportait désormais de plus en plus près de la mort, le seul état qui ressemblait pour elle au bonheur. 

Poto, enfant haïtien né dans les années 1950, sous la dictature de « Papa-à-vie » (ou François Duvalier, dit « Papa-doc » parce qu’il était médecin de campagne), va traverser et témoigner sur un demi-siècle de la petite et de la grande histoire de son pays. C’est à travers son regard et les épouvantables épreuves qu’il lui sera donné de vivre au fil de ce roman qui a nécessité quatre années d’écriture, que Makenzy Orcel, 35 ans et l’une des plus belles plumes de sa génération, raconte la dure réalité d’Haïti, rendant hommage, au passage, à son peuple d’hommes et de femmes « debout ». Tout comme « Maître-Minuit », ce géant de la croyance vaudou qui marche sans arrêt et que chaque enjambée conduit d’une ville à l’autre. Marcher, ne pas faiblir, ne pas abdiquer, avancer… Pour aller où ? Pour aller vers l’autre, tout simplement, suggère l’auteur dans une interview. Grann Julienne, une vieille sorcière-guérisseuse a prédit à Poto qu’il serait dessinateur, et c’est ce que Poto est devenu sans en être vraiment conscient, dessinant-simulant pour les évacuer ses rêves et ses terreurs, les fêtes criminelles et les exactions de Papa-à-vie, et sa mère qui n’est pas vraiment sa mère mais qu’il veut sauver en lui disant simplement qu’il est fier d’elle, fier parce qu’elle assume totalement et fermement son choix et son destin malgré la spirale mortelle dans laquelle elle se laisse aspirer. Les dessins qui s’accumulent dans le sac à dos de Poto lui seront en quelque sorte un lien avec le monde, mais surtout une bouée pour émerger des bas-fonds. 

On peut se douter de la noirceur qui plane sur ce roman – haletant au point d’éliminer les majuscules après les points, au fil duquel l’auteur nous guide, funambules, sur un fil ténu entre le réalisme le plus insoutenable et la poésie la plus pure. Les pages sur l’univers carcéral mis en scène par Duvalier et ses « Tontons macoutes », dociles exécutants des basses-œuvres, rappellent les témoignages des rescapés des prisons syriennes et cette obsession des dictateurs de déshumaniser pour régner. Mais on l’aura compris, Maître-Minuit n’est ni précisément un roman historique ni une compulsion d’archives sur les dictatures et les démocraties de fêtes foraines. Plutôt un livre sur l’humain qui conforte l’humain en soi. « Deviens ce que tu veux, petit, mais jamais un homme. L’humain seul est capable d’aimer », avait recommandé Grann Julienne à Poto.

Makenzy Orcel, du haut de sa trentaine, veut écrire des livres qui durent, des livres taillés dans le diamant, fut-il noir, et qui traversent les siècles. Alors il consolide la charpente et cisèle les mots jusqu’à la lumière. On lui envie « la vie hiémale » de la mère, ses émotions « cousues d’une lumière hyaline ». On lui en veut de nous renvoyer aux dictionnaires. Mais on les lui volerait volontiers, ces mots, s’ils n’appartenaient viscéralement à la matière jubilatoire de son texte, s’ils n’avaient été inventés, semble-t-il, que pour la beauté de Maître-Minuit. 


 
 
BIBLIOGRAPHIE  
Maître-Minuit de Makenzy Orcel, Zulma, 2018, 320 p.


 
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166