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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
L'enfant disparu et la machine de la rumeur


Par Oliver Rohe
2019 - 09


C’est l’histoire d’un jeune couple, les Lloyd, qui s’installe dans un village à quelques kilomètres de Londres. Robert travaille à la City où il se rend tous les jours ; Jolie, ancienne actrice, écrit un polar sanglant quand elle ne s’occupe pas de leur fils, Lanny. Lanny est un drôle de gamin. Rêveur, imaginatif, aventureux, aussi excentrique que sauvage. Ce qu’il dit et fait – plutôt ce que les autres, l’entourage, rapportent de ses activités et de ses dires – est toujours surprenant, plein d’une sagesse et d’une fantaisie folles. Il est libre et ses parents le laissent libre. 

Dans le village il y a une vieille dame, la taulière, témoin de la Seconde Guerre mondiale, il y a des gens sans histoires, une salle municipale, des élèves et des parents d’élèves, un pub et des clients de pub, un vieil artiste célèbre surnommé Le Dingue chez qui Lanny prend et dispense des cours de dessin, il y a une créature fabuleuse, de légende, sorte d’homme-feuilles, d’homme-arbre. Le Père Lathrée Morte peut aller partout où il veut et se glisser dans toutes les substances possibles ; il est la mémoire du lieu, son rêve, le réceptacle des pensées et des paroles de ses habitants.

Un jour Lanny disparaît plus longtemps que d’habitude, il disparaît vraiment. Le roman de Max Porter change alors de forme, augmente en polyphonie. Il cesse d’être l’alternance des monologues marqués de Robert, de Jolie, du Dingue, de la vieille dame, du Père Lathrée Morte, racontant les uns après les autres des morceaux de leur quotidien, des morceaux de la vie ordinaire du village et de la vie extraordinaire de Lanny ; désormais une foule bien plus vaste, allant du couple Lloyd et de leurs voisins à l’Angleterre tout entière, s’empare de la disparition de l’enfant – drame familial ultime en même temps que fétiche des médias et de l’industrie culturelle (les séries télévisées exploitant ce phénomène ne se comptent plus). Le manque qui s’ouvre avec la disparition de Lanny est aussitôt rempli par l’infatigable machine narrative de la rumeur, par cette trame flottante, monstrueuse, que chacun, proche ou simple spectateur, nourrit et alimente – écrit et diffuse – à son échelle, selon des motivations propres, sinon contraires. À travers ses hypothèses et les commentaires émis, ses manifestations de sympathie et de jalousie, ses accusations, parfois ses actes de violence, chaque relais de la rumeur vise à résoudre l’énigme insupportable de l’événement autant qu’à la différer, à s’en distinguer autant qu’à se l’approprier.

Le roman, l’écriture de Max Porter est magnifique dans sa façon – subtile, extrêmement inventive – de creuser l’intériorité des personnages en même temps que de représenter le nombre, la foule œuvrant derrière la rumeur, dans sa capacité à orchestrer la parole divisée et multiple de celle-ci comme le ferait, justement, un homme-feuille, un homme-arbre, une créature fabuleuse aux pouvoirs d’écoute et de restitution hors du commun.

 
 
BIBLIOGRAPHIE  
Lanny de Max Porter, traduit de l’anglais par Charles Recoursé, Seuil, 2019, 240 p.

 
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166