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Un peu de Sagan dans l’eau froide
Denis Westhoff, le fils et ayant droit de Françoise Sagan, disparue en 2004, a décidé de livrer à la publication un roman laissé inachevé par sa mère. Avec raison. Les Quatre Coins du cœur est l’un des best-sellers de cette rentrée.

Par Jean-Claude Perrier
2019 - 10


La France littéraire est un bien curieux pays où, en pleine rentrée de septembre, alors que plus de cinq cents titres, francophones ou traduits, sont potentiellement en lice pour les grands prix de saison (Académie française, Femina, Goncourt, Renaudot, Médicis, Interallié…), ce sont deux œuvres inédites d’écrivains morts, Marcel Proust et Françoise Sagan, qui font les gros titres de la presse et affolent les libraires. Du premier, un recueil de quatre textes intitulé Le Mystérieux Correspondant et autres nouvelles inédites, l’on ne peut pas parler encore, puisque son éditeur, De Fallois, a imposé à la presse un embargo total (sauf une exclusivité négociée) sur le livre, jusqu’au 2 octobre. On y reviendra. Le second, en revanche, mis en vente « sous X » par Plon le 19 septembre, a été largement envoyé à la presse, qui l’a lu. Et affiche des réactions plutôt mitigées. 

Le texte, écrit par Sagan (1935-2004) dans les années 80-90, était demeuré inachevé à sa mort, et c’est son fils et ayant-droits Denis Westhoff qui l’a retrouvé par hasard, l’a lu et l’a aimé en dépit d’un inaboutissement manifeste, d’incohérences, de trous dans le texte, et d’une fin bâclée. Il avait alors décidé de le publier, mais l’affaire ne s’était pas faite. Finalement, bien des années plus tard, il est parvenu à ses fins. Non sans avoir, confie-t-il, complètement retravaillé le manuscrit, réécrit sa mère, en quelque sorte, dans des proportions que l’on aimerait bien connaître. Qu’est-ce qui, dans Les Quatre coins du cœur, est de Sagan, et quoi de son nègre posthume ?

Saganesques, sans conteste, les personnages, la tribu des Cresson. Ludovic et Marie-Laure, un jeune couple qui traverse une crise terrible depuis le grave accident de voiture qu’ils ont subi. Elle, qui conduisait, s’en est tirée indemne. Lui, passager, très atteint, a réchappé du coma, puis erré durant près de trois ans d’hôpitaux en asiles psychiatriques. On l’a cru mort, puis débile, puis infirme. La femme méprise son mari, le trouve complètement transformé, refuse de faire l’amour avec lui, et compte divorcer juste après la grande fête de résurrection qui va être donnée en son honneur dans le château tourangeau familial de La Cressonnade où ils vivent. Car, en fait, Ludovic, minci, rajeuni, est en pleine forme, physique comme intellectuelle, sa culture et son humour (vachard) intacts, qu’il exerce volontiers aux dépens de son épouse, inculte et méchante. 

« Une garce », estime Henri, le père de Ludovic, le patriarche. Un industriel qui a fait fortune dans les graines, un type infect, dur, méchant également, qui traite particulièrement mal sa femme Sandra, malade. Lui aussi veut divorcer, pour épouser Fanny Crawley, la mère de Marie-Laure, veuve de Quentin, une jeune senior pleine de charme et de vie. Laquelle débarque justement afin d’organiser la fête, mais devient la maîtresse de Ludovic, à qui son père, en lui offrant les services de Madame Hamel, une prostituée de luxe et d’expérience qu’il fréquente lui-même assidûment, a redonné goût à la vie, au sexe et à l’amour. 

Saganesque également, le milieu social, cette bourgeoisie de province buveuse de whisky et bridgeuse que l’écrivain n’a cessé de dépeindre, voire de caricaturer non sans cruauté, un peu à la manière du cinéaste Claude Chabrol. Et, si saganiens, cette incompréhension généralisée, ces non-dits, ces silences, cette sourde animosité entre tous les protagonistes, et pas seulement les couples. Par contraste, Ludovic le playboy en devient presque sympathique et attendrissant. On lui souhaite d’être un jour heureux. À trente ans, il peut encore refaire sa vie. 

Le roman s’achève abruptement, juste au moment de la grande soirée, expédiée en deux pages, quand Henri se remémore sa première femme défunte, la mère de Ludovic, et ses cheveux auburn. C’est là que Sagan rejoint Proust (dans l’œuvre duquel la toute jeune Françoise Quoirez avait choisi son pseudonyme) : les deux sont des écrivains de la mémoire. Fallait-il pour autant publier ce posthume, bien fade, redondant et qui n’apporte rien de plus à l’œuvre de l’illustre écrivain-culte, si riche en grands livres, depuis Bonjour tristesse (paru chez Julliard en 1954, alors que le « charmant petit monstre » qui avait emballé François Mauriac n’était pas majeure), jusqu’à Derrière l’épaule, paru chez Plon en 1998, le dernier de son vivant ? En termes de littérature, sans doute pas. Pour des raisons commerciales, certainement. Si le roman n’est pas tout à fait ce « cyclone littéraire », ni ne déchaîne ce « tremblement de terre médiatique » dont Denis Westhoff rêvait dans sa préface, c’est une excellente affaire pour la profession, éditeur et libraires : en quelques jours, Les Quatre Coins du cœur en est déjà à 100 000 exemplaires de tirage. Quant aux grands prix littéraires, normalement, il est hors-concours, puisque son auteur est défunt. Mais, en France littéraire, il ne faut jurer de rien : en 2004, l’écrivain d’origine russe Irène Némirovsky, morte à Auschwitz en 1942, avait obtenu un prix Renaudot posthume pour Suite française, un court roman inédit inachevé. Il est vrai que c’était un chef-d’œuvre.


 
 
 
Les Quatre Coins du cœur de Françoise Sagan, Plon, 2019, 202 p.

 
 
 
D.R.
Qu’est-ce qui, dans Les Quatre coins du cœur, est de Sagan, et quoi de son nègre posthume ?
 
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