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Roman
Joris-Karl Huysmans entre dans la Pléiade


Par Hervé Bel
2019 - 12

Joris-Karl Huysmans (1848-1907) entre (enfin !) dans la Pléiade. Une certaine critique a voulu reléguer Huysmans dans la cohorte des écrivains fin de siècle, appelés « décadents ». Rien n’est plus faux. Pierre Jourde et André Guyaux, directeurs de cette édition, le montrent assez dans leurs annotations. Huysmans, en effet, c’est un style remarquable, une œuvre originale, à (re)découvrir absolument.

Ses livres sont le reflet de sa vie. Huysmans sera toujours, sous des noms différents, le héros de ses histoires, comme en témoignent les neufs romans et nouvelles regroupés ici et qui, peu à peu, évoluent, changent de nature, en même temps que leur auteur. Il faut donc savoir qui il était pour comprendre son œuvre.

Huysmans est d’abord un disciple de Zola. Son premier roman Marthe, histoire d’une fille publié la même année (1876) que L’Assommoir, raconte la vie misérable d’une prostituée. Mais déjà Huysmans diffère des autres réalistes : « Elle regardait avec hébétement les poses étranges de ses camarades, des beautés falotes et vulgaires, des caillettes agaçantes, des hommasses et des maigriottes, étendues sur le ventre, la tête dans les mains, accroupies comme des chiennes, sur un tabouret, accrochées, comme des oripeaux, sur des coins de divans, les cheveux édifiés de toutes sortes : spirales ondées, frisons crêpelés, boucles rondissantes, chignons gigantesques, constellés de marguerites blanches et rouges, de torsades de fausses perles, crinières noires ou blondes, pommadées ou poudrées d’une neige de riz. »

Ce qui frappe immédiatement, c’est la longueur de la phrase, l’accumulation de mots choisis et précis et dont l’énumération apparaît comme la volonté d’épaissir le réel, jusqu’à faire suffoquer le lecteur, afin qu’il sente la laideur de la scène. À noter que Huysmans aime les mots, rares si possible, anciens ou argotiques. C’est un plaisir de les lire dans ce recueil, avec en bas de page leur « traduction » moderne. Ainsi « anonchalie » signifie engourdie, « loffiat » voyou, etc.

Zola a été capable de décrire la joie de vivre dans ses œuvres. Pas Huysmans, homme résolument pessimiste. Fonctionnaire au ministère de l’Intérieur, sans fortune, il maudira toute sa vie le sort qui l’empêche de vivre entièrement sa passion. Célibataire, il est familier des amours tarifés et mange dans les gargotes. Dans À vau-l’eau, il raconte les errances d’un employé désespéré, à travers Paris, pour trouver un restaurant correct. Cette désespérance tiède, banale, serait pour le lecteur peu « comestible », s’il n’y avait derrière le style flamboyant et la description de la médiocrité humaine, une cocasserie cinglante, un humour noir irrésistible : « Avec ses 237 fr. 40 c. par mois, jamais il n’avait pu s’installer dans un logement commode, prendre une bonne, se régaler, les pieds au chaud, dans des pantoufles ; un essai malheureux tenté, un jour de lassitude, en dépit de toute vraisemblance, de tout bon sens, avait été d’ailleurs décisif et, au bout de deux mois, il avait dû naviguer de nouveau, au travers des restaurants, s’estimant encore satisfait d’être débarrassé de sa femme de ménage, madame Chabanel, une vieillesse haute de six pieds, aux lèvres velues et aux yeux obscènes plantés au-dessus de bajoues flasques. »

En 1884, Huysmans, persuadé de l’impasse où le conduit le naturalisme trop limité dans ses objectifs, publie À rebours, grand livre qui suscitera l’admiration de Valéry, Gracq, Oscar Wilde, et de tant d’autres… Car ce roman est unique en son genre. Il ne raconte pas une histoire, mais une névrose. Un seul personnage dans ce roman, un aristocrate richissime du nom de Des Esseintes qui, dégoûté du monde, comme Huysmans, décide de s’enfermer dans une maison pour ne plus le voir. 

Le monde étant affreux, les hommes tout autant médiocres, la seule voie du bonheur, si elle existe, ne peut être que dans le refus obstiné de la réalité, dans l’art : « Anywhere out of the world » selon le mot de Baudelaire cité par Huysmans. 

Ce qui est naturel est abominable, il faut donc l’apprêt, le rare, une beauté exigeante née de l’artifice. Pour fleurir ses appartements, les fleurs naturelles doivent ainsi imiter les fleurs artificielles. En littérature, il faut d’obscurs ouvrages latins de l’antiquité tardive. Les animaux ne sont acceptables que dénaturés : Des Esseintes fera sertir de pierres rares la carapace d’une tortue qui en mourra. On suit, fascinés, cette folie qui dévore le héros et aboutira à un échec inévitable. Après avoir lu cet étrange texte, Barbey d’Aurevilly déclara que Huysmans n’avait plus que le choix entre « la bouche d’un pistolet » ou « les pieds de la Croix ».

Huysmans choisira la foi. Ses romans en témoignent, appartenant eux-mêmes, sans doute, au processus de sa conversion. Inaugurant le cycle de Durtal, nom de son nouvel héros, il raconte en quatre volumes son attirance religieuse et ce qu’elle implique. La Pléiade n’en republie que les deux premiers. Là-bas explore le Mal, le satanisme à Paris. En route qui le suit est sans doute le meilleur, cette fois plus simple dans son style et dans son contenu que les précédents ouvrages. 

Huysmans y laisse enfin éclater, on ne dira pas son bonheur, c’était impossible, mais une forme d’apaisement, même s’il peste contre la liturgie décadente de l’Église. C’est au monastère où il se réfugie que Durtal, alias Huysmans, se convertira. Quittant La Trappe, Durtal s’exclame : « Si ceux-là, reprit-il, pensant à ces écrivains qu’il lui serait sans doute difficile de ne pas revoir, si ceux-là savaient combien ils sont inférieurs au dernier des convers ! S’ils pouvaient s’imaginer combien l’ébriété divine d’un porcher de la Trappe m’intéresse plus que toutes leurs conversations et que tous leurs livres ! Ah ! vivre, vivre à l’ombre des prières de l’humble Siméon, Seigneur ! »

Atteint d’un cancer de la langue, Huysmans meurt dans la souffrance en 1907. Il dira ces mots : « La Vierge m’attend. » Peut-être avait-il atteint enfin la plénitude.


 
 
 
 
Romans et Nouvelles de Joris-Karl Huysmans, Gallimard, « La Pléiade »,2019, 1856 p.


 
 
 
D.R.
À rebours ne raconte pas une histoire, mais une névrose.
 
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