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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Le mystérieux destin d’Alfred Jauffret
Lauréat du prix Femina et du prix Goncourt de la nouvelle pour ses Microfictions, Régis Jauffret vient de publier Papa, qui évoque le mystère de son père Alfred que sept secondes d’un documentaire télévisé sur la police de Vichy montrent menotté, encadré par deux hommes de la Gestapo, un matin de l’an 1943… 

Par Alexandre Najjar
2020 - 02


À la vue de ces images, Régis Jauffret est troublé : « Moi, le conteur, le raconteur, l’inventeur de destinées, il me semble soudain avoir été conçu par un personnage de roman. » Pourquoi son père, mort trente ans plus tôt et donc réduit à l’état de « momie », aurait-il été arrêté, lui qui était presque sourd – comme Beethoven qu’il admirait – et donnait l’impression d’être sans histoires, « terne », voire insignifiant ? « Le plus glaçant était le peu que les gens trouvaient à dire de lui. On avait l’impression qu’il avait à peine existé », admet même son fils. Dans un style maîtrisé, émaillé de formules efficaces (« La réalité justifie la fiction » ; « Je t’aime au bénéfice du doute »), de comparaisons saisissantes (« Il vivait dans une cahute d’indifférence qu’il transportait comme l’escargot sa coquille » ; « Il se claustra dans sa tête comme dans un tank ») ou de vocables inattendus (« cadeauter des femmes »), avec beaucoup d’humour malgré la gravité de certaines situations (« Drôle d’emplette que de choisir la boîte dans laquelle on va visser son père »), Régis Jauffret « essore sa mémoire », reconstitue comme un puzzle les souvenirs qu’il a partagés avec ses parents – parfois même il en invente – dans l’espoir d’y retrouver des indices qui lui auraient échappé, tout en admettant qu’« on est toujours lacunaire quand on essaie d’inventorier sa vie ». Alfred n’était pas disert : « Tu ne me parlais pas de ton vivant, tu te tais mort, comment veux-tu que je fasse semblant de t’aimer ? » se demande son fils qui, à travers les mots, cherche à combler le fossé affectif qui les sépare. « Je projette de le restaurer sur les ruines de ma mémoire, analysant le moindre fragment pour essayer de le rebâtir sans tous ces vices de construction qui l’ont empêché d’être lui », écrit-t-il avec émotion. On songe par moments à Un pedigree de Modiano – avec le détachement en moins. L’auteur mène l’enquête lentement, pas à pas, en formulant toutes sortes d’hypothèses, pour faire durer suspense et plaisir. Quand il s’égare, on se perd avec lui, et l’on comprend en cours de route que se réconcilier post mortem avec son père est, pour lui, bien plus important que de trouver la vérité – si tant est qu’elle existe. Au final, ce livre réussi est moins une enquête que l’histoire d’une reconquête. 


Papa de Régis Jauffret, Le Seuil, 2020, 200 p.

 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166