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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Roman
Dialogue avec soi-même


Par Charif Majdalani
2020 - 04
Au terme de longues années d’absence, Yasmine Khlat est revenue récemment avec deux ouvrages presque coup sur coup. Après Égypte 56, paru chez Elyzad il y a un an et qui devait être présenté au Salon du livre de Beyrouth, elle a sorti plus récemment, toujours chez l’éditeur francophone de Tunis, un roman intitulé simplement Cet amour.

Le cœur de ce roman de facture singulière consiste en une longue séance téléphonique entre Irène, une femme cinquantenaire, et un psychothérapeute. Irène souffre de violents symptômes obsessionnels compulsifs. Les rituels pénibles liés à sa maladie lui rendent l’existence impossible. Elle ne sort plus, ne travaille plus, ne fréquente plus personne, ce qui la réduit à une quasi pauvreté, et à la crainte permanente de devoir quitter son logement et de se retrouver à la rue. Une émission radio et la voix d’un psychanalyste lui donnent espoir. Elle appelle ce dernier et engage avec lui une longue conversation, qui débute évidemment par la méfiance du thérapeute, avant que ce dernier ne s’implique de plus en plus et n’offre à Irène la possibilité de se raconter, et donc de chercher le chemin d’une guérison possible. 

Dans cet échange plein de relief, très fortement théâtral, jouant de toutes les subtilités et de toutes les finesses d’une communication exclusivement verbale, Irène raconte l’enfer de sa vie et de sa constante terreur de voir les robinets de sa maison fuir. Elle revient aussi sur ce qui est probablement la cause de son mal, à savoir la disparition de son frère, enlevé durant la guerre civile, et sa propre culpabilité de ne pas avoir agi pour éviter ce drame. Mais au gré de cette longue conversation menée sous l’impulsion d’une voix abstraite de laquelle progressivement elle reconnaît qu’elle pourrait tomber amoureuse, Irène remonte dans le temps pour évoquer ce qu’elle était et qui elle était avant, et le pays d’où elle vient, qui est le Liban. Elle parle d’une vie heureuse, d’une enfance joyeuse malgré la séparation d’avec les parents restés en émigration et malgré une scolarité en pensionnat. Traversé de fulgurances poétiques qui sont la marque de l’écriture de Yasmine Khlat, Cet amour devient ainsi un hymne nostalgique à une jeunesse libanaise, aux lumières et aux couleurs du pays d’origine, et aussi à la manière que l’on a tous eu d’y vivre nos jeunesses insouciantes et fugueuses ou de s’investir avec inconscience dans l’ambiance euphorique et absurde des temps de guerres. 

Cela dit, au cours de l’échange, Irène apprend que le thérapeute dont la voix la conduit dans les dédales de son passé et de son mal actuel est de nationalité israélienne. Cela met entre elle et lui une barrière inattendue, pour les raisons que l’on sait, et induit que l’homme ne sera jamais autre chose pour elle que sa voix. Irène finit quand même par vaincre l’impossibilité de rencontrer son interlocuteur, mais au moment où elle va franchir le pas, apparaît un ancien ami et amant, un homme naguère engagé dans les conflits libanais et qui met tout en œuvre pour la dissuader d’aller retrouver ce médecin. 

Même s’il est troué de brefs pans de récits sur la lente déchéance d’Irène puis sur son rapport à ce revenant, le long dialogue que constitue Cet Amour est essentiellement un discours de soi à soi. En parlant au téléphone à ce psychanalyste inconnu, Irène ne fait que se parler à elle-même. La voix fantasmée de l’autre qui lui donne la réplique est comme issue de son propre moi, tout comme le subit jaillissement de l’ami d’antan. Et dans son combat, l’inaccessibilité de son thérapeute aussi bien que l’obstination de l’ami à empêcher la rencontre avec le spécialiste ne sont que des parts d’elle-même qui participent à sa résistance inconsciente à triompher de son mal. C’est en les apprivoisant tous les deux, après avoir dévidé le fil d’Ariane de son passé difficile, qu’elle finit par sortir du labyrinthe de ses culpabilités anciennes et de son présent terrible. Ne demeurent plus alors, sur les ruines de ce combat contre soi, que la beauté des souvenirs du pays de la jeunesse perdue et les promesses d’un avenir désormais possible.


 
 
 
Cet amour de Ysamine Khlat, Elyzad, 2020, 145 p.

 
 
 
D.R.
Ne demeurent plus alors que la beauté des souvenirs du pays de la jeunesse perdue et les promesses d’un avenir désormais possible.
 
2020-04 / NUMÉRO 166