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C'est toujours la mer qui prend l'homme


Par Jabbour Douaihy
2020 - 04

Si Ernest Hemingway a définitivement dessiné en 1952 les contours d’un espace de fiction mettant en scène l’implacable face-à-face entre le pêcheur et l’océan, entre l’homme et la mer, opposition déjà si bien esquissée par Charles Baudelaire un siècle plus tôt, le film du réalisateur koweitien Khaled Siddiq Bass ya bahr (Assez Ô mer cruelle, 1972) avait depuis un demi-siècle raconté avec beaucoup d’émotion le Koweit d’avant la découverte du pétrole, celui des pêcheurs de perles et leur lutte tragique avec leur seul moyen de subsistance, le Golfe arabique généreux et mortel.

C’est dans ces eaux que Taleb Alrefaï, auteur d’une douzaine de romans et de nouvelles et initiateur du Prix de la nouvelle arabe, trempe sa plume pour nous livrer une biographie romancée, menée à la première personne, d’un légendaire navigateur koweitien. Dans une manière de journal de bord, datant du 19 février 1979, le jour de sa disparition, et s’étalant sur douze heures, de midi à minuit, Ali al-Najdi ne cesse de rappeler que c’est la mer qui l’a appelé la première fois à l’âge de cinq ans. Pourtant le capitaine-narrateur est déjà vieux mais garde sa vigueur : « J’ai plus de soixante-dix ans mais, au fond, je suis resté ce garçon qui, jour après jour, est devenu fou de la mer. »

Le récit de cette sortie en mer par un jour calme avec deux frères, meilleurs amis d’Ali, se déroule en deux temps avec une précision quasi-pendulaire, manière de naviguer entre deux eaux : 

- Le temps réel, actuel, serein, celui du yacht à vapeur mais qui, on le devine justement à cause de l’évolution tranquille de la virée en mer et l’abondance de la pêche à l’hameçon, semble cacher pour la suite un retournement de la situation qui ne tardera pas.

- La jeunesse du narrateur du temps des plongeurs de perles quand les sorties de pêche duraient quatre mois d’affilée et où on ne pouvait voir sa future promise avant le jour des noces. Son père le dédiera à la mer et le nommera, encore adolescent, capitaine d’embarcation, le boutre, voilier arabe traditionnel et c’est une véritable histoire d’amour qui commence : « - Si tu écrivais de la poésie, tous tes poèmes seraient consacrés à la mer. » « - C’est normal. Tout amant écrit sur sa bien-aimée. » L’orientaliste et aventurier australien Alan Villiers qui écume les ports du Golfe jusqu’aux Indes et accompagne Al-Najdi dans ses navigations côtières publiera Les Enfants de Sindbad en 1940 et permettra par son récit et son témoignage une mise à distance du quotidien et du savoir-faire de ceux qu’il considère comme les descendants de l’aventurier illustre des Mille et une nuits.

Entre ces deux temps, Al-Najdi est témoin des changements qu’a connus la principauté du Koweit vers la fin des années quarante avec les premières exportations de ce pétrole qui a totalement transformé les gens et les pierres. Plongeurs, ravitailleurs, marins et vendeurs de perles se sont détournés de la mer et Ali le ressent comme une trahison personnelle : « Abandonnée et triste, la mer s’était isolée. Comme elle, je m’étais replié sur moi-même (…) À cette époque je marchais sur la plage et je regardais les bateaux dont le flanc reposait sur le sable. Pour moi seul, leur chagrin et leur désolation étaient palpables. La douleur montait en moi… »

Cette solidarité ne sera peut-être pas payée de retour (la femme d’Al-Najdi, Umm Hussein, lui répétait souvent : « La mer n’a pas d’amis ! ») parce que la promenade en mer tournera bientôt au cauchemar. Une odeur morbide est le signe annonciateur d’une tempête d’une rare violence qui entraîne le yacht et ses passagers vers le fond. Ali al-Najdi aura juste le temps de faire sa dernière déclamation pathétique : « Pourquoi ô mer ? Tu me veux pour toi seule, c’est bien cela, tu veux que nous restions ensemble n’est-ce pas ?… Je ne quitterai plus la mer. »

 
 
Al-Najdi le marin de Taleb Alrefaï, traduit de l’arabe (Koweït) par Waël Rabadi, Actes Sud, 2020, 128 p.


 
 
 
D.R.
Plongeurs, ravitailleurs, marins et vendeurs de perles se sont détournés de la mer et Ali le ressent comme une trahison personnelle.
 
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