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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Poésie
Iskandar Habache, teneur du silence
La poésie d’Iskandar Habache fait l’effet d’une luminosité persistante se dégageant doucement d’un paravent de nuages. Son aube est-elle davantage une inflammation lunaire ou solaire ? Son éclat tient de la teneur de ses silences.

Par Ritta BADDOURA
2010 - 12
L’écriture d’Iskandar Habache procède d’une circulation miraculeuse. Elle est blanche évocation sur la page blanche, déchiffrable cependant et de plus en plus claire. S’il est une douleur aiguë et diffuse prêtant ses attributs à la poésie, la plume de Habache y trempe et s’y épanouit exigeante, extrême et étendue. Elle a les pulsations d’un mal familier, d’une souffrance nourrie de tendresse, et c’est dans cette affection que toute obscurité se trouve diluée puis rendue lumineuse. Le recueil est traduit de l’arabe par le poète Jean-Charles Depaule qui a su préserver la fraîcheur atypique et la loyauté nue de l’intonation première propre à Habache. L’écoulement des poèmes est si mouvant et porteur de l’attraction indicible des mots encore empreints de la langue originelle d’écriture, l’arabe.

« la nuit s’écrit/ autour du lit/ de la fleur qui/ tourne/ dans la direction de l’oiseau/ (…) un baiser il s’est échappé de l’été/ s’est jeté/ dans la nuit/ dépose cette robe/dépose cette rigueur/ sinon/ oublions l’aube/ qui réveille les arbres/ l’horloge est notre lit/ mais le baiser/ s’est jeté dans la nuit/ nous/ nous inventons des noms au silence »

Blanc sur blanc donc pour une poésie dont les racines remontent jusqu’à la nuit et s’en nourrissent. La voix d’Iskandar Habache est franche, soustraite à toute ambiguïté. En cela, elle est sereine et toujours reposée. Pourtant poésie du gouffre et de l’absence, elle ne cherche pas à combler la faille qui la fonde mais à l’épouser. Elle cherche à rassembler les quantités de vies morcelant la vie : vies rêvées, frôlées, ratées, ébauchées, négligées, oubliées. Elle les unifie dans l’étreinte amoureuse. Cette dernière comme la poésie devient la précieuse virgule qui sépare et lie, qui repose et relance, qui soude et creuse. La virgule est signe de l’instant présent. La virgule, pourtant absente au niveau des vers, est transmise par le rythme des vers. Elle est soupir retenu et cadence le souffle épistolaire portant la succession des poèmes à l’adresse de l’aimée.

« (…) insupportable est la vie/ si la virgule quitte/ le milieu de la phrase/ jette cette douleur/ comme nous jetons un caillou/ dans une mer/ il y a une histoire/ nous ne l’avons pas encore écrite/ (…) ne parle pas à la vie/ des baisers/ du sein/ ne fait pas venir les mots/ la fleur/ est ouverte sur le lit/ la fleur/ la fleur (…) »

Étrangement, Iskandar Habache écrit comme d’autres espèrent. Poésie de l’espoir pudique, ni nerveuse ni fougueuse mais debout. Corps-apparition paisible et évident, la poésie se tient debout sur le seuil chez Habache. Marquant l’espace-temps entre dedans : la chambre des amants, et dehors : le pré, le paysage, la saison, le temps passé et l’avenir ; entre la nuit enrobant l’existence du poète et le jour qui est l’heureux été tant espéré ; entre la parole et le silence. Miraculeuse poésie éprise du taire : Habache ne veut surtout pas briser, entailler, écorcher le silence. Bien au contraire, sa poésie est écriture du désir de préserver le silence, comme la pause et le soupir sont dans la notation musicale des figures du silence. Elle est écriture de l’impossibilité chérie de traduire ou dire le corps levé par l’amour, l’existence vivifiée grâce à l’autre. Elle veut porter par les mots l’empreinte du regard, du toucher, de la forme et de la densité de la présence. À côté de cela, tout discours, toute parole échangée, sont vains. La parole ici veille à arrêter la parole au seuil, lequel devient le lieu du poème pour Iskandar Habache : là où tout commence et finit, là où s’éprouve la perte sans qu’elle ne noie le poème. La poésie de Habache est appel blanc au silence.

« tu jettes la nuit/ l’obscurité de la fenêtre/ mon visage/ ne contiendrait pas/ la blancheur de ton corps/ (…) la nuit quand/ tes deux mains se réveillent/ je connais la forme de mon corps/ je me vois/ éternelle neige »

 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Quelques pointes de NUIT de Iskandar Habache, traduit par Jean-Charles Depaule, cipM / Spectres Familiers, 2003
Achkou al-Kharif de Iskandar Habache, al-Intichar al-Arabi, 2003.
Allazina Ghadarou de Iskandar Habache, Dar al-Nahda al-Arabia, 2007.
Noukta min layl de Iskandar Habache, al-Haraka al-Che’riya, 1998.
Tilka al-moudon de Iskandar Habache, al-Farabi, 1998.
 
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