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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Poésie
Poème-magma des Haïtiennes
Terre de femmes est la première anthologie, publiée hors d’Haïti, portant sur la poésie féminine haïtienne d’expression française : les poèmes, d’une liberté déroutante, sont en flammes d’histoire et d’exils, et couvent, bien que quasiment tous écrits avant 2010, une prescience affinée de la catastrophe et de la douleur corollaire.

Par Ritta BADDOURA
2011 - 02
Bruno Doucey a travaillé à la préparation de cette anthologie, la première de ses éditions, bien avant que le séisme n’explose Haïti le 12 janvier 2010. Admirateur et ami de divers poètes haïtiens, l’éditeur nourrissait le désir de porter les vers des femmes haïtiennes jusqu’aux pages du livre. À l’heure où nombre de féministes se targuent de clamer qu’il n’y a pas plus de femme que d’homme en littérature et qu’il serait discriminatoire de consacrer une œuvre à un genre en particulier, l’éditeur oppose que la réelle discrimination est celle qui continue d’ôter toute reconnaissance littéraire aux femmes, d’abolir leur carrière artistique au nom de responsabilités familiales et de distinguer les grands écrivains des « femmes qui écrivent ».

« Je ne suis pas un poète du dictionnaire/ (…) Je ne suis pas un poète de l’opportunité/ (…) je marche et je chante/ je pleure je ris je t’attends/ toi qui me cherches partout ou qui t’inventes/ tant de bains d’érotisme de quoi meubler/ ta frustration et tes misères dorées/ je ne suis pas un poète figuré/ je ne suis pas un poète-meuble. »
J. Beaugé-Rosier

Terre de femmes présente en cinq parties des poèmes tracés de la fin du XIXe siècle à nos jours, par trente-cinq femmes haïtiennes vivant en Haïti, en France ou en Amérique du Nord et écrivant en français, ce choix écartant la poésie haïtienne d’expression créole ou anglaise. Existences remuées par les exils, leurs voix disent la quête d’un lieu où se sentir chez soi, un lieu qui ne coïncide plus désormais ni avec la terre d’accueil ni avec la terre d’origine. Les rapports entre la langue et la chair, l’espace et le poème, l’histoire et le vécu intime, s’en trouvent plus extrêmes, à fleur de peau. Le parcours chronologique adopté par l’éditeur accentue le relief des remous de l’histoire provoquant retraits, brisures ou chants dans la mémoire meurtrie du corps et du poème. « La littérature haïtienne est au bouche à bouche avec l’histoire », écrit René Depestre. Ainsi, de la proclamation de l’indépendance d’Haïti en 1804 à l’occupation américaine du début du XXe siècle, du départ des Américains à l’arrivée de Duvalier au pouvoir en 1957 et ce jusqu’à la fin des années de dictature, les écrivains haïtiens s’activent, œuvrent, réfléchissent, militent et sont mouvements vitaux de rébellion et de création.

« Pisser/ Ma mémoire/ en fond de culotte. »
F-M. Lhérisson

« Les murs sont si proches quand ils n’ont pas d’ouverture. Ce ne sont pas des abris : ils se tendent les bras l’un à l’autre, prêts à s’étreindre et à m’écraser. (…) Je cherche les chemins d’une ville transitoire où mourir serait possible. »
S. Martelly

Portées par une vigilance aiguë, les poètes haïtiennes se sont mobilisées tout au long du XXe siècle pour l’avenir de leur pays : les questions d’éducation, de santé publique, de droits sociaux et politiques ont motivé leur quête et inspiré leur création. Grand nombre de ces femmes ont écrit, parfois même publié, très jeunes, presque au sortir de l’adolescence et dans la fraîcheur des vingt ans. Leur écriture a alors connu de dures épreuves, les poèmes demeurant longtemps non publiés et inédits, leur plume se détournant souvent de la poésie pour passer au roman ou au silence. Et pourtant, pour chacune des poètes publiées dans Terre de femmes, « la poésie est (ou a été, à un moment donné de leur vie) une urgence », souligne Doucey.

« La langue de ma mère/ se tord en ma bouche/ attise la brûlure/ à l’œil nu/ métallique/ conte nocturne/ ses chants de volaille/ ne se mangent/ que par la bouche coloniale. »
M. Jassinthe

Si toutes les poètes qu’on découvre dans Terre de femmes ne contribuent pas à ce que la poésie haïtienne s’irrigue d’une veine novatrice, toutes disent justement et subtilement le rapport de l’être à l’autre. Si toutes ont fait plutôt dans l’intimisme que dans l’abondance des publications, l’œuvre de certaines d’entre elles altère les lignes du paysage poétique dessiné par leurs contemporains. Certaines, ce n’est jamais le cas de la majorité quelle que soit la littérature, écrivent à coups d’incisives, injectent la langue de saveurs et de rythmes indicibles, jouissent d’une liberté vaste de penser et de dire, je cite : Jacqueline Beaugé-Rosier, Janine Tavernier, Yanick Jean, Marlène Rigaud Apollon, Michèle Voltaire Marcelin, et parmi les voix plus nouvelles Judith Pointejour, Farah-Martine Lhérisson, Stéphane Martelly, Kerline Devise et Murielle Jassinthe. Il y a, dans la poésie des Haïtiennes, du désir qui réveille les volcans et prépare aux débordements climatiques. Nulle fausse pudeur, nul déguisement, rien que des mots au sang chaud, félins prêts à bondir, plantes carnivores et luxuriance des paysages végétaux et organiques. Ces mots attendent les marques de la bouche. Le corps est là en ses couches visibles et invisibles, corps-plaie et corps-fleur : tendu, parlant, autonome, pratiqué, fêlé, concentré d’émotions et de pensées devenues pétales de parole.

« L’après-midi flambe à travers la fenêtre/ à l’heure de la sieste/ il est interdit de parler au poète/ do not disturb/ (…) jusqu’au mois d’août/ because je suis in the bed/ avec des mots/ des mots sans pieds ni tête. »
M. Voltaire Marcelin

« Pendant que tu dormais/ Je creusais des îles sur ton ventre/ Ton sommeil était si excitant/ Que je suis arrivée par l’arrière/ C’était la route du lendemain. »
K. Devise

 
 
D.R.
« La littérature haïtienne est au bouche à bouche avec l’histoire »
 
BIBLIOGRAPHIE
Terre de femmes, 150 ans de poésie féminine en Haïti de Bruno Doucey, éditions Bruno Doucey, 2010, 296 p.
 
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