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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Poésie
Infante et sultane d’Andalousie
De la conquête omeyyade du sol andalou en 711 à la chute de Grenade, la poésie règne dans les cours princières, lors des fêtes populaires et au cœur des alcôves. Rien n’arrête son rayonnement : sa métrique et ses thèmes influencent la poésie médiévale. Étendant l’âge d’or d’Arabie jusqu’à l’Europe des troubadours, elle allie dans sa voix sophistication et dialecte et mêle son corps à la musique pour que naisse le chant.

Par Ritta BADDOURA
2011 - 04
Le Chant d’al-Andalus parcourt quelque huit siècles de poésie portés par les voix singulières et perfectionnistes de quarante poètes femmes et hommes, aux racines nobles ou modestes, aux âmes courtisanes, à l’humeur cocasse, aux velléités guerrières ou d’esprit soufi. Cette anthologie de la poésie arabe d’Espagne rassemble, en édition bilingue, autant d’odes classiques (qasida) que de morceaux lyriques en strophes (muwashshah et zajal), lesquels constituent l’empreinte de la poésie andalouse. Les divers genres poétiques présentés se déclinent à travers leur enracinement arabe et/ou andalou, leur diversité régionale et leur évolution. Chaque période littéraire s’ouvre par un prélude historique touffu. Chaque poète est annoncé par une notice biographique injectée d’un regard critique sur son œuvre. Les traductions accomplies par Vuong et Mégarbané sont d’une qualité cristalline et d’une persévérance émouvante : elles restituent avec justesse les mètres complexes et les rimes intensives ou changeantes des poèmes. Elles respectent les jeux formels et s’écoulent en recréant à l’oreille du lecteur bilingue une résonance surprenante avec la langue arabe, toute de mélodies et de rondeurs sororales.

« Ô toi qui vis dans la cité distante, ton salut/ Viendra-t-il soulager ce feu pris dans mes côtes nues ?/ C’est moi, c’est moi, ce fou accablé d’amour que l’on nomme ;/ À chaque fois qu’il est question d’amour parmi les hommes/ Grenade, ce berceau où s’accroissait notre passion,/ Grenade se refuse aujourd’hui à notre ambition !/ En son sein se dressaient des cimes toujours plus savantes/ Chaque esprit s’illustrait par ses conquêtes éminentes./ Nous étions de leur cercle, et circulions à pas déliés-/ Ce temps n’est plus, soir ou matin/ qu’une eau morte où puiser. »
Yusuf III

Des chants bédouins fondateurs, au scintillement festif de Séville puis à l’agonie de l’Andalousie déchue en 1492, le jardin lyrique d’al-Andalus puise ses parfums et ses ombres dans la tradition orientale à partir de laquelle il conjugue loyauté et innovation ; la création venant épanouir et assouplir un fond stylistique fondateur. En ces temps, la péninsule occidentale méditerranéenne comme la péninsule arabique d’Orient font de la poésie un genre majeur et font de l’aptitude à versifier la faculté suprême. La poésie est même utilisée comme support didactique pour composer un abrégé de grammaire arabe, de pharmacopée ou encore d’alchimie. Elle est de même la carte qui chante l’avancée des royaumes ou la perte des territoires, le désir pour l’amante ou les imprécations obscènes de l’amour bafoué, l’exil loin de l’Arabie et la nostalgie pour l’autre extrémité d’un pays imaginaire et immense, tendu par-dessus la mer et unifié par la langue. L’Andalousie et l’Orient ne font qu’un.

« Naturel, naturel,/ le Bon Dieu m’a fait tel./ Naturel, naturel,/ le Bon Dieu m’a fait tel./ (…) M’étant rasé la tête,/ je vais, l’esprit songeur/ (…) Pieds nus, je saute et jette :/ « Du pain par le Seigneur !/ Ne soyez pas cruel/ manger c’est naturel. »/ (…) Qui reste naturel/ Plaît aux gens naturels./ Naturel, naturel,/ le Bon Dieu m’a fait tel./ (…) Oyez ces mots, écoutez ma voix./ Si tu peux, comprends-moi, comprends-moi./ Que m’a-t-on demandé d’aventure ?/ “Explique-moi cette chose obscure :/ Qui est mon aimé ? - Lui sois-en sûr.”/ Car ce qui est beau est clair en soi./ Si tu peux, comprends-moi comprends-moi. »
Al-Shushtari

L’Andalousie, forte de son ascendance arabe revendiquée et louée, pose la poésie comme vecteur d’ascension et d’appartenance sociale. La concurrence est ardue pour les poètes, apprentis ou confirmés, lesquels aspirent à un poste rétribué auprès des classes dirigeantes, ou du moins à gagner la reconnaissance des grands. Ainsi, le poète, « faiseur de formules mémorables, est responsable de sa langue natale ». Alors il la cultive et la continue dans le terroir nouveau. Il élabore les concepts et les thèmes abordés, diversifie la métrique héritée, subdivise le vers en plusieurs hémistiches, varie les rimes d’une strophe à l’autre. Il mêle les thèmes pour complexifier le sens. Il mène par exemple le ghazal et le wasf vers des rivages nouveaux parfois mystiques ou burlesques. Le zajal s’émancipe follement du modèle oriental et est composé entièrement en arabe dialectal autour de satires sociales cossues, de scènes de bagarre ou de drague. La khardja, le distique final du muwashshah, se libère aussi peu à peu de l’arabe classique pour emprunter à l’arabe dialectal, au mozarabe et plus rarement à la langue romane, devenant ainsi l’ultime chant du métissage. Ces virtuosités mettent à l’épreuve le talent du poète comme elles mettent en péril la substance du poème, le transcendant jusqu’au génie sous certaines plumes et le vidant de son sens pour n’en laisser que robe mélodieuse sous d’autres.

« La débauche et les mauvais coups me tueront./ Hourra ! voici que je deviens un vrai fripon./ Me repentir ce serait pathétique./ Quant à durer sans bibine, bernique./ Je dis vino ! foin des répliques !/ Il faudrait être fou pour dédaigner l’action/ (…) Hey, trinquons là, picolons sans encombre,/ Ivres toujours ! qui voudrait être sobre ?/ Toutes les fois que vous boirez en nombre,/ À la bonne heure, éveillez-moi aux first rayons. »
Ibn Quzman

Le muwashshah, tout d’abord chanté dans les célébrations populaires et ignoré par l’aristocratie, s’impose progressivement et se voit prisé jusque dans les cours royales. Il est « le rival andalou de la poésie classique » et se répand dans l’Orient arabe, en Égypte, en Afrique du Nord et au Yémen. Il va jusqu’à influencer la poésie hébraïque d’Espagne et infiltrer de sa forme strophique la poésie provençale française : rondeaux, ballades, lais et triolets portent la trace du genre andalou. Le muwashshah tisse à l’extrême le lien entre mot et musique. S’il invite de par son rythme et sa forme à la mise en musique ou du moins à être récité d’une manière particulière mettant en avant sa musicalité, il réalise une sonorisation du verbe arabe par le renouvellement nuancé et enrichi de la métrique.

« Tu es né aveugle, certes, et sans yeux,/ Mais le moindre pieu borgne te rend joyeux./ Te voilà payé poème pour poème ;/ Par ma vie, réponds-moi : qui de nous deux mène ?/ Bien que j’appartienne au sexe féminin,/ Ma poésie est du genre masculin. »
Nazhun al-Qala’iyya

« Ah, demande à Madame Nazhun pourquoi/ Elle s’est mise à hisser le grand pavois./ Un braquemart vient ; la voilà qui retrousse,/ Comme de mon temps, son froc, d’une secousse. »
Al-A’ma al-Makhzumi

Le Chant d’al-Andalus, ouvrage exceptionnel, est le fruit délicieux d’un travail d’excellence et d’audace. Hoa Hoï Vuong et Patrick Mégarbané ont pris le temps de faire semailles, de laisser mûrir et de récolter l’or ; car Le Chant d’al-Andalus brille du même soleil qui s’est levé d’antan sur l’Andalousie voluptueuse et fragile. La présentation et l’annotation de cette anthologie sont poétiques, érudites et gracieuses, tout comme les poèmes choisis sont étonnants, brillants, érotiques, drôles et guerroyeurs. Elles disent l’essentiel sans négliger les détails qui fondent la différence andalouse et les subtilités de ses mélodies et de sa culture. Elles savent parler d’histoire, de société, d’amour et de politique tout en évoluant dans l’universalité de la poésie au temps et au lieu où celle-ci fut fondatrice et souveraine.




 
 
D.R. / Cour des Lions, Alhambra / Grenade
 
BIBLIOGRAPHIE
Le Chant d’al-Andalus, une anthologie de la poésie arabe d’Espagne traduit, présenté et annoté de Hoa Hoï Vuong et Patrick Mégarbané, Actes Sud/ Sindbad, 2011, 368 p.
 
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