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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Poésie
Yasser Abdellatif : Caire Noctambule
Errances d’une jeunesse déboussolée dans un Caire clandestin que l’obscurité révèle. La capitale mue et plus rien n’y est familier sauf l’amère désillusion, l’appel du néant et une mélancolie furieuse appelant à la transgression.

Par Ritta BADDOURA
2011 - 10
Jawla Layliya offre une virée dans la nuit de la jeunesse égyptienne. Le recueil date de 2009 et ses douze chapitres sont autant de volets ouverts sur l’intérieur d’une capitale rongée par l’interdit et la misère. La colère sourde y gronde déjà. La vérité s’y met à nu chaque nuit, lorsque les rues sont vides sauf des parias. La souffrance de sa jeunesse présage de la révolution qui éclatera deux ans plus tard. Chaque chapitre est tel un court-métrage dont les scènes s’assemblent en une unité narrative certaine. Pas de succession de poèmes sans queue ni tête, mais captation puis montage cohérent d’instants, de gestes, d’émotions et d’humeurs qui seraient voués à demeurer dans l’invisible si ce n’était l’œil affûté de Yasser Abdellatif. Le poète égyptien trace d’une écriture aérienne des minirécits poétiques à l’allure certes décontractée mais non dépourvue d’élégance électrique. L’événement se situe pour lui dans les détails de l’action – le mouvement est le moteur de son poème – : misère sociale, désir et tabou, mensonge et corruption, la modernité piétinant la tradition dans l’indifférence. Bref, la perte des repères dans un Caire rongé par le paradoxe et gouverné par l’absurde n’est pas sans rappeler la veine de Beyrouth nocturne.

« Je l’aime/ Elle aime mon ami/ Je l’évite / Elle vient à moi/ Nous avons besoin d’un demi-litre d’alcool de figues de barbarie/ Nous buvons au goulot sans sel ni citron/ Nous avons besoin de souris qui grignotent nos extrémités/ Et besoin de disparaître/ Alors qu’elle est sur moi/  tel un amas de dettes/ Je la prends/ Si vite/ Jet d’amour éphémère/ Je la laisse essuyer notre échec superbe / Avec une chaussette qui traîne sur le lit (…)/ Je ne l’aime plus/ Et même si elle est made in China/ La chaîne stéréo fait l’affaire/ “Garde tes yeux sur la route et tes mains sur le guidon”/ Morrison est un complice parfait dans ce crime/ Et quelques plats sont tachés de restes de soupe aux tomates/ La chaussette atterrit à l’autre bout de la chambre/ Pendant qu’à l’extérieur/ Mon père tranquille déjeune/ En cet après-midi brûlant/ De l’été 97. »

Les oppositions qui tourmentent Jawla Layliya sont portées par les mutations qui touchent la capitale égyptienne. Son esthétique insolite et chaotique est le produit de tensions entre passé et présent, conservatisme extrême et modernité, amnésie à l’échelle d’un peuple et persistance des sensations et des pulsions dans la mémoire du corps. Lorsque la nuit ou les portes verrouillées allègent le joug du contrôle et le poids de l’interdit, l’anarchie des désirs règne. Tout un peuple ne trouve son bien et son plaisir qu’en se jetant, en solitaire ou en hordes désespérées, dans l’artifice, la violence ou le souvenir qui semblent alors être les seules issues de secours.

« Sur un trottoir du centre-ville/ Nous dénichons un trésor/  Des néons détériorés/ gisant là en dizaines/ Nous les broyons/ Jouissance festive/ Sous nos semelles/ Sur les pavés et l’asphalte vide de l’aurore du Caire/ Nous n’avons rien épargné/ Même pas les débris / Nous laissons une poussière de sucre/ Sur l’obscurité de l’asphalte et des pavés/ Et quand s’éteint la fureur de détruire/ Une partie de nous s’évapore dans le vent/ À jamais. »

Tout bouge et tout change dans ce Caire trépidant ; mais la métamorphose des architectures ne fait qu’amplifier la douleur des inégalités. Les jeunes ont du mal à habiter leur ville, à s’y sentir en confiance et en sécurité, à s’y projeter un avenir ; alors miséreux ou « bourgeois baroques » (selon l’expression de Abdellatif), ils mettent à l’épreuve leurs limites. Le poète raconte les pérégrinations des couche-tard et des lève-tôt – le monde des mendiants, des boulangers, des écoliers, des policiers, des jeunes qui rentrent au petit matin d’une longue soirée… – dans une langue dont le laisser-aller stylistique est strié d’éclairs rapaces. Yasser Abdellatif mélange destructivité, tendresse et lucidité. Ses poèmes ont un goût d’absence même si colorés par la fréquentation des livres, de la musique et de tout ce qui dans la culture et l’imaginaire peut être un rempart à la folie ou au crime.  Et c’est lorsque la colère et la violence, esquintées par tant de luttes nocturnes, se reposent dans l’espace du poème que quelque chose des pensées secrètes de la ville se donne sous la plume de Yasser Abdellatif.

« Pourquoi ne pas manger une chose nouvelle/ comme la carte du Soudan par exemple/ Pourquoi pas/ Je pourrai manger le delta du Nil (…)/ Ou une immense bibliothèque/ Ou un dictionnaire de langue française/ Jusqu’à ce que mes larmes jaillissent des paupières/ En lettres de l’alphabet/ / Je pourrai/ Pourquoi pas/  Manger une femme d’une beauté fabuleuse/ Toute crue sauf de sa féminité/ (…) Je pourrai manger un parti communiste/ Ou une ville entière/ Disons pourquoi pas/ Damas Dimashq ach-Cham/ (…) La faim me tenaille et pourtant/ Je ne cesse de voyager/ En vous contemplant manger tout ce que vous mangez... ».




 
 
© L. Denimal / Opale
 
BIBLIOGRAPHIE
Jawla Layliya de Yasser Abdellatif, Dar Merit, 2009, 64 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166