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Poésie
Les yeux ouverts de Mah Chong-gi
Chez Mah Chong-gi, le visible est aussi difficile à voir que l’invisible et l’invisible aussi aisé à observer que le visible. Le corps, le cœur et la nature entrent en résonance et la lecture amène la sérénité.

Par Ritta Baddoura
2014 - 08

Émotion pudique, douceur, fraicheur. L’écriture poétique de Mah Chong-gi est loyale, humble et digne. Elle est aussi unique : finesse des sens et teneur spirituelle en allègent la forme. C’est une poésie qui respire. Elle a par moments la concentration de la méditation et une sagesse du cœur que chacun peut comprendre. L’anthologie de poèmes traduits du coréen par Kim Hyun-ja que publie Bruno Doucey, se compose de textes écrits entre 1980 et 2010 et offre une immersion douce et volatile dans l’existence de Mah Chong-gi.

Mah Chong-gi naît à Tokyo en 1939 puis grandit en Corée du Sud à partir de 1944. Son penchant pour la littérature est précoce mais il fait des études de médecine et exercera tout au long de sa vie en tant que médecin jusqu’en 2002, année à partir de laquelle il se consacre à l’écriture. Emprisonné et torturé en 1965 pour avoir pris part à un mouvement contestataire, il s’exile l’année suivante aux États-Unis où il vit depuis. Son expérience de médecin et d’exilé porte son écriture et son rapport à la langue maternelle, à autrui et au lieu. La poésie de Mah Chong-gi, comme l’eau, est le lien qui coule vers l’autre, jamais confiné dans le soi, jamais prisonnier du gel ou du nuage.

« Je suis allé sur une montagne couverte de feuilles d’automne/ et je me tenais debout une assiette vide dans les mains./ J’ai enduré le froid de la nuit/ alors une rosée claire est apparue dans l’assiette./ Mais cette rosée était insuffisante pour apaiser ma soif./ Si je recueillais la rosée encore une nuit,/deviendrait-elle abondante ?/ Si je regardais, quelques jours durant, les yeux de la rosée/ pourrais-je trouver un poème clair et frais,/ pourrais-je étancher ma soif sans raison ?/ Le lendemain, avant même que vienne l’aube/ à la place de la rosée une feuille morte est tombée sur mon épaule/ et s’est écriée « Peine perdue », « Peine perdue »/ alors je me suis affaissé sur moi-même les épaules lourdes./ La rosée n’a ouvert ses yeux clairs qu’au petit matin/ et elle a chéri la feuille morte de cette nuit./ - Vous devez donc vivre vos yeux ouverts./ (…) Jusqu’à ce que vous vous réunissiez tous un à un, et même après/ vivez les yeux ouverts, comme le vent ou la mer./ (…) Dès lors/ devant le vent ou derrière la mer/ j’ai vu la rosée avec ses deux yeux ouverts. »

La nostalgie ou la solitude ne deviennent pas pesanteur chez ce poète, mais mouvement. Le voyage intérieur et l’errance géographique sont présents dans ses poèmes et la tristesse et la joie alternent ou coexistent naturellement comme les différents états de l’eau. Le cycle est un symbole fort de l’écriture de Mah Chong-gi. C’est dans les cycles de la nature, dont les scènes font le quotidien de son poème, que le poète observe l’ordre secret de l’existence: « J’ai enfin compris que toutes les choses du monde bougeaient en une seule chose ». Chez lui la mort est aussi vivante que la vie et sereine. Dans les manifestations de la mort que Mah Chong-gi perçoit chez une fleur, une rivière ou chez sa femme qui dort, la vie semble plus bienveillante et plus compréhensible. Tournant le dos au factice et aux chaines que la souffrance et l’humiliation subies imposent souvent à l’âme, Mah Chong-gi écrit librement. Il cherche par son écriture à apprendre à vivre : « j’apprends à manger de l’air comme des grains un à un ». Un état d’amour et d’authenticité aussi.

 

Celui qui garde ses rêves de Mah Chong-gi, traduit du coréen et préfacé par Kim Hyun-ja, Bruno Doucey, 2014, 128 p.

 
 
D.R.
 
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