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Poésie
Samih el-Qassim : Le dernier des Mohicans
La nouvelle du décès du poète Samih el-Qassim a soulevé une vague de tristesse, voire d’angoisse et de nostalgie. El-Qassim serait-il le dernier des Mohicans de la poésie palestinienne de la résistance ou du moins de l’âge d’or d’une résistance intellectuelle et créative, puissante malgré tout et incarnant pour un peuple entier et aux yeux du monde, un étendard sacré et irrépressible ?

Par Ritta Baddoura
2014 - 09
«Je ne t’aime pas ô mort… Mais je n’ai pas peur de toi/ Et j’ai conscience que tu as fait ton lit dans mon corps… Et que mon âme est ton drap/ Et j’ai conscience que tes rives se rétrécissent sur moi…/ Je… ne t’aime pas ô mort/ Mais je n’ai pas peur de toi ! » a posté Samih el-Qassim sur son compte Facebook peu de temps avant son décès le mardi 19 août 2014. Beaucoup y ont vu un poème. Faire-part ironique et tout de défi, el-Qassim y interpelle d’avance la mort avec les mots, ses armes de toujours. Il est décédé dans son village de Rama à Acre des suites d’un cancer du foie, à l’âge de soixante-quinze ans. Sous les rayons ardents d’un été impitoyable et sanglant, quelques milliers de Palestiniens avançant à l’ombre de ses vers inscrits sur des pancartes portées à bout de bras, ont accompagné deux jours plus tard son dernier départ. 

Samih el-Qassim, outre quelques séjours à l’étranger et des études de philosophie et d’économie politique à Moscou, n’a jamais vraiment quitté la Palestine. C’est sans doute là un point névralgique de son existence et des phases de rayonnement et d’ombre qu’a connues son parcours poétique tant en Palestine qu’à l’étranger. Chantre du patriotisme, il est, avec Mahmoud Darwich et Tawfik Ziad surtout, mais aussi Mou‘in Bseiso, Émile Habibi et Kamal Nasser, une figure de proue du renouvellement du poème palestinien à partir des années soixante et un symbole fort de la poésie de la résistance. La mort de Samih el-Qassim, le dernier vivant des poètes de cette résistance, rappelle intensément que le poète et la poésie ont occupé une place de prédilection en Palestine lors des dernières décennies du siècle dernier, ce qui reste chose rare lorsqu’on sait la place dévolue actuellement à la poésie et le désintérêt qui l’a progressivement auréolée. « Pourquoi les Palestiniens ne se résignent pas à perdre leurs poètes ? », pose l’éditorialiste algérien K. Selim, « Parce que leur voix est une thérapie contre l’oppression… Ils deviennent ainsi (…) des constructeurs et des accumulateurs de sens pour un peuple mené d’un absurde à l’autre, d’une injustice à l’autre. »

Celui qui considère que sa « véritable naissance eut lieu en 1948 car les premières images dont il (je) se souvient sont celles des événements de cette année-là » a vu le jour en 1939 à Zarka en Jordanie. Descendant d’une grande famille d’intellectuels et d’imams druzes de Ramallah, Samih el-Qassim s’est vite consacré au militantisme, au journalisme engagé et à la poésie. Il est radié du corps enseignant suite à la sortie de son deuxième recueil Chansons des rues. C’est alors par son activité journalistique dans des journaux tels qu’al-Ghad, al-Ittihad, al-Jadid puis à partir de 1990 Kull al-Arab, ainsi que par son métier d’éditeur – il fonde avec Issam el-Khoury la maison d’édition Arabesque à Haïfa – et sa verve foisonnante – son œuvre comporte plus d’une trentaine de recueils poétiques, récits et essais – qu’il poursuit le combat. Car très jeune, el-Qassim avait intimement décidé que nul ne pourra le réduire au silence. 

À ce sujet, A.K el-Janabi évoque une anecdote racontée par le poète et qui se déroule durant la Seconde Guerre mondiale. Revenant avec sa famille en Palestine, par un train parti de Jordanie où son père était capitaine dans l’armée des frontières, le petit Samih se met à pleurer. Les autres voyageurs sont si terrorisés à l’idée d’être repérés par les avions allemands qu’ils menacent de tuer l’enfant. Son père est alors amené à les menacer à son tour de son arme pour les calmer. Lorsqu’il apprend cette histoire des années plus tard, Samih en est profondément secoué et se décide : « Bien, ils ont essayé de me faire taire dès l’enfance, mais je leur montrerai. Je parlerai quand je voudrai, et aussi haut que je pourrai. Personne ne me fera taire ». Les écrits et les activités de Samih el-Qassim adulte lui vaudront plus d’une incarcération et une assignation à la résidence obligatoire à Haïfa. Engagé dans la politique, il commence sa lutte dans les rangs du parti communiste avant de se rallier au nationalisme arabe. Directeur de la Fondation populaire des Arts à Haïfa et président de l’Union des écrivains palestiniens en Israël, ses positionnements politiques fougueux lui valent d’être décoré de la médaille de Jérusalem par Yasser Arafat tout comme le portent jusqu’à vanter hélas les louanges de Hafez el-Assad à sa mort dans un poème le qualifiant de « lion du nationalisme arabe ». 

Samih el-Qassim est-il l’un des héros ou encore le représentant le plus célèbre de la poésie palestinienne de la résistance comme certains critiques l’avancent ou un poète qui contribua à l’âge d’or de cette poésie puis régressa et perdit de sa superbe conformément à d’autres penseurs ? Son décès relance discrètement le débat de papiers en chroniques. Il est certain que Qassim, dont les poèmes ont été traduits dans plusieurs langues (notamment l’allemand, l’anglais, l’espagnol, le grec, l’hébreu, l’italien, le russe), n’a pas rédigé que des vers de résistance comme communément admis. Cependant, ce sont sans doute les motifs de la résistance et du patriotisme dans ses écrits, dont certains ont été chantés par Marcel Khalifé, qui prennent le dessus sur les autres thématiques développées dans son écriture dans l’esprit des lecteurs et du public. 

Mais là où certains ne voient qu’apologies de la mort et du martyr, les vers suggèrent que le poète a à cœur de préserver un équilibre absurde et fragile entre le cercueil et le rameau d’olivier, équilibre ô combien essentiel pour persister à avancer au quotidien. Ses vers chercheraient à se réconcilier avec l’idée d’une mort qui tout en pouvant être imminente ou inlassablement lente et cruelle, ne parvient pas à éclipser la vie. Les poèmes de Samih el-Qassim, malgré une imparable douceur à la fois audacieuse et limpide, ne paraissent pas au lecteur aujourd’hui comme éminemment novateurs. Ils n’ont pas forcément régressé mais se sont plutôt maintenus dans une constance que le temps n’a ni trahie ni sublimée. Le fait qu’il puisse en demeurer dans la mémoire de tout un chacun, qu’il soit touché par la poésie ou non, des refrains courageux et émus n’est pas une banalité et représente en soi un état de grâce.

Cette alliance entre poésie, cause sacrée et hommes qui furent à la fois intellectuels et militants et poètes, est tributaire et symbolique d’une période de l’histoire palestinienne qui semble aujourd’hui révolue ou sur le point de l’être. Pour cette période-là, l’exercice même de l’acte poétique, qu’il soit génial ou pas, a incarné une liberté inébranlable et tant enviée ; une liberté que nul ne peut séquestrer ou annuler. Le décès de Samih el-Qassim tombe comme une violence qui est aussi angoisse, en tant qu’il questionne la permanence et la survie de cette alliance rare, jusque-là quasi-propre pendant la deuxième moitié du siècle passé aux poètes palestiniens : alliance entre existence déniée et liberté coûte-que-coûte rendue irrépressible et invincible par la poésie.


 
 
© Fathi Belaid / AFP
 
BIBLIOGRAPHIE
A‘mal Samih el-Qassim al-kamila (Œuvres complètes) de Samih el-Qassim, Dar al-Gil : Dar al-Houda, 1992, 612 p.
 
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