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Poésie
Friederike Mayröcker Flux indomptable
Considérée comme la plus grande poète autrichienne de sa génération, Friederike Mayröcker fête ce 20 décembre ses 90 ans. Poète inclassable, son écriture foisonne selon un flux indomptable qui puise son énergie et son imaginaire dans la nature de son enfance. Sous la plume de Mayröcker, le présent s’imprime et se transforme littéralement et littérairement en image du passé. Présent-souvenir.

Par Ritta Baddoura
2014 - 12
Née à Vienne en 1924, ville qui lui est chère et où elle vit encore, Friederike Mayröcker, poète atypique et secrète, réputée pour la polyvalence et l’expérimentation dans son écriture, rédige ses premiers poèmes à l’âge de 15 ans. Auteure d’une centaine de recueils, de pièces radiophoniques à succès, de textes de performance et de livres pour enfants, Mayröcker a eu un ascendant fort sur la littérature contemporaine de langue allemande et a vu son œuvre saluée par de nombreuses distinctions, notamment le prix Trakl en 1977 et le prestigieux prix Büchner en 2004. Traduite en plus de dix langues, elle fait partie des douze auteurs nobélisables en 2004, année durant laquelle sa compatriote Elfriede Jelinek est couronnée. Mayröcker a eu pour compagnon le poète Ernst Jandl avec lequel elle vécut à partir de 1954 jusqu’à la mort de ce dernier en 2000. Tous deux proches du Wiener Gruppe dont ils ne feront jamais partie, Mayröcker et Jandl ont collaboré à de nombreuses créations. Si ses onze premiers étés passés dans la nature ont marqué son univers, c’est aux mouvements du temps et des sens que Mayröcker dédie son regard afin d’enregistrer telle une toile magnétique le silence, les images et les sons. « Je vis dans les images. Je vois tout en images, mon passé, mes mémoires sont des images. Je transforme les images en langage en grimpant dans l’image. J’y fais les cent pas jusqu’à ce qu’elle devienne langage », dit Mayröcker. 

« Je suis assise cruellement là, suis mue entraînée aveuglée de visions, dis-je ce bourgeon, ici, et ce magasin de peaux à Perchtoldsdorf, dis-je, avec renards loups castor tigre et lapin, en plein milieu de ce salon de thé où en été dans la cour lumineuse sous lianes sarments de lierre et vigne je veux dire toujours frissonnais car dans la cour lumineuse à l’ombre j’avais alors soudain perdu / désappris cette musculature, je ne pouvais plus bouger ma langue, les mots étaient perdus, la pacotille, p. ex., je le submergeais de pacotille, ce qui le déconcertait, il contrait, me renvoyait ces scènes de pacotille avec violence il était pris d’une colère indomptée, en quittant les WC j’avais ces doigts chocolat ou ce qui y ressemblait, dis-je à Ely, je voudrais devenir un classique inéluctable, je me tenais sur le bord de la prairie pleine d’épines design ou dasein tandis que le rasoir rouillé du soleil qui est le mystère, je ne suis pas actuelle, dis-je à Ely, (…)/ mes rêves bourrés de boutons d’or ».

Du fait de l’exigence de ses textes, les lecteurs sont d’abord lents à adopter son travail et c’est avec la publication en 1966 de Tod durch Musen (Mort par les muses) que Mayröcker, qui exerça comme professeur d’anglais pendant une vingtaine d’années, se fait connaître, bien avant que son livre Die Abschiede (Les adieux) ne devienne un best-seller en 1980. Depuis ses premiers poèmes considérés comme imaginatifs et lyriques, Mayröcker explore progressivement la dimension linguistique puis expérimente à partir des années 70 avec la prose courte en composant son poème avec des dialectes et jargons, des mots issus de langues étrangères, des éléments visuels forts et des expressions et passages empruntés à la culture pop, aux bandes dessinées, au polar ou à la science-fiction. 

La poésie de Mayröcker échappe à toute classification : à la fois lyrique, abstraite, concrète, non-linéaire, émotionnelle, système construit à partir de dislocations et de compositions non-chronologiques. Son déferlement de mots et ses jeux avec la langue et ses sonorités font de la langue et du processus d’écriture le noyau dur de son poème. Son écriture-cascade a une densité qui se traduit en impact physique sur le lecteur et évoque l’association libre, quand son rythme suggère plutôt une capacité hors-norme à condenser les idées, les perceptions internes, l’observation du monde alentours et l’exercice même de l’écriture, en les pseudo-aplatissant et les contenant dans une image ultra-complexe à deux dimensions. 

« Je dus d’abord oublier les fruits duveteux de ce poète-ci pour pouvoir assimiler les fruits puissants de l’autre poète : P.W. / J.D., qu’ils veuillent me féconder, je suis dispendieusement avare, dis-je, ai besoin de beaucoup de place beaucoup de temps beaucoup d’argent etc. À l’époque, il y avait pourtant bien cette MONTÉE : MONTÉE SERPENTINE, sur ces chemins de jardin tapissés de gravier dont je parvenais à convoquer le souvenir, pour pouvoir sentir les pas d’autres fois, dans mes oreilles / mon aura, un bruit assourdi ainsi après tant d’années dans la sénilité la régression des organes sexuels transformés en organes excréteurs, ma capacité de parole s’en trouvait accrue, (…) ». 

Lucie Taïeb, la traductrice de CRUELLEMENT là (Atelier de l’agneau, 2014), son dernier recueil paru en français, relève que chez Mayröcker « le biographique est fracturé, le passé concassé, il ne reste que des morceaux, qui s’énoncent au présent, dans ce flux de parole – ce rapt, incessant. (…) Je suppose qu’il y a, dans sa langue, dans sa syntaxe, une force si singulière qu’elle passe l’épreuve de toute traduction – et sans doute, aussi, de la mienne ». Dans sa transcription virtuose et étrange, toujours fluide, du mode intense d’être au monde qui est le sien, Mayröcker aborde dans CRUELLEMENT là la perte, les souvenirs, la vieillesse, l’empreinte des peintres et des compositeurs, les paysages chéris, le questionnement sur la vie secrète des mots. Elle est toute entière fiévreuse et tourbillonnante dans l’attente ambivalente de la mort et observe et capture attentivement les pulsations de la vie, un regard ici et un autre plongé dans l’arrière-pays d’enfance abondant de fleurs bienveillantes toujours écloses au secours des mots. 

« mon émotion mon (agile) monde montagneux mes larmes ma vie aimée dont je n’ai pas l’intention de me séparer etc., jaune, oint de beurre, le secret des boutons d’or ou renoncules qui se démarquait comme un champ rêvé : trempé par la pluie : je crois qu’1 x je l’ai même réellement vu ce qui me fit trembler, dis-je à Ely, 1 x à l’aube il m’est arrivé de devoir pleurer parce qu’un désir inconcevable une nostalgie (dilatait) mon âme, dis-je à Ely, Roberta et Vlado sur le balcon tandis que leurs yeux dans le vert de deux cyprès, sur l’aire du Cobenzl “au ciel” le rondeau des ARBRES DE VIE ».


 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Cruellement là de Friederike Mayröcker, traduit de l’allemand (Autriche) par Lucie Taïeb, Atelier de l’Agneau, 2014, 124 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166