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Poésie
Juan Gelman, illuminateur de ténèbres
Vers le sud est une immersion bouleversante dans l’œuvre de l’Argentin Juan Gelman. La puissance émotionnelle et les particularités stylistiques de ses écrits révèlent, de ténèbres en clarté, l’un des poètes les plus extraordinaires du XXe siècle.

Par Ritta Baddoura
2015 - 04
Juan Gelman n’est pas étranger aux grandes douleurs : la séquestration de ses deux fils, l’assassinat de l’un deux âgé seulement de vingt ans par la dictature argentine, la « disparition » de sa belle-fille enceinte –  crime orchestré par la dictature uruguayenne – et le vol de sa petite-fille née en captivité (qui a 23 ans lorsqu’il la retrouvera au terme de douze ans de recherches), la perte tragique d’amis et de compagnons de combat et l’exil forcé long de treize années le marquent durablement de leurs sceaux. Familier des ténèbres, Gelman capture aussi la clarté la plus infime qui suinte du noir et suit subrepticement en elle les voies de l’amour. 
« je ne t’aime plus/furie/je ne t’aime plus/rage/’ tu me désoles le cœur/’ tu rends mon cœur aveugle’ et j’ai besoin des’ baisers de la clarté comme’ un amour où j’aime mon finir’ comme commencement/viens tristesse/’ tue-moi les morts que’ je porte sur mon dos de toute mon âme/’ ou achève de les tuer »

Lorsque la douleur étrangle sa voix, c’est par l’intercession de Thérèse d’Avila, de Jean de la Croix et par les paroles interposées de paroliers et musiciens du tango et de la milonga, que Juan Gelman préserve une voix « qui ne se prend pas aux sortilèges de sa propre souffrance », analyse J. Ancet dans sa remarquable présentation de l’ouvrage. Teneur spirituelle et mystique, joie enfantine et plaisirs charnels, font se coexister dans sa poésie, en un corps à corps fraternel, obstiné et déchirant, le noir (rage, douleur, désespoir) et le blanc (sérénité, humour, tendresse et chant d’amour). 

« sur moi on couche les prisonniers de la dictature militaire/’ on leur met la gégène dans la bouche qui annonçait la Révolution/’ (…) 220 volts sur les lèvres des vagins/pulvérisant leurs ciels/’ les enfants ne vont plus sortir par là/ni les lyres/ni les chevaux sauvages/’ une haine pure va sortir par là/non pas des vols/petits frères/’ on torture le jus des vagins de mon pays/’ le jus de mon pays ressemble à une bête/ (…) »

Témoignant de l’horreur, Juan Gelman est un auteur prolifique. De 1956 à 2012, il écrit plusieurs livres de prose journalistique, deux opéras et plus de trente volumes de poésie ; ses ouvrages étant traduits en douze langues et ses poèmes parus dans des revues de neuf autres langues. Né en 1930 à Buenos Aires, contraint de quitter l’Argentine en 1975 avant d’avoir le droit d’y revenir en 1988, Gelman choisit après ses exils à Rome, Madrid, Managua et Paris, de s’établir dès 1989 au Mexique où il s’éteindra le 13 janvier 2014. Vers le sud, composé de cinq livres parus entre 1978 et 1984, donne à lire une poésie étonnante et révèle quelques dimensions d’une œuvre véritablement unique, saluée par maints prix prestigieux dont le prix Juan Rulfo en 2000 et le prix Cervantès – Nobel hispanique – en 2007. « Il y a un délire d’images dans ce livre. (…) Des plus cocasses aux plus nostalgiques », écrit J. Ancet, ce qui abolit et télescope les frontières entre poésie pure retirée dans sa tour d’ivoire, poésie mystique, poésie du quotidien, poésie érotique et poésie engagée.

« tu as attrapé la mort et tu l’as emmenée au lit/tu l’as secouée jusqu’au plus petit os/la mort avait toujours pour toi une chaleur dans la poitrine/son crâne a commencé à se couvrir de visages/(…) mais j’étais en train de parler des visages que tu as faits à la mort pour l’obliger à aimer/(…) »
La poésie de Gelman loin de la rhétorique et du lyrisme, se caractérise par un laconisme et une rigueur non exempts d’extravagances. Car cette écriture est une « véritable langue étrangère dans sa propre langue » (J. Ancet) de par ses emprunts au castillan des mystiques, ses tournures très personnelles, ses néologismes fréquents et son emploi du porteño – le parler de Buenos Aires. Sa métrique sans majuscule ni point final révèle sa musique intérieure au rythme des barres obliques qui la jalonnent ; barres obliques exprimant à la fois la coupure interne, l’union, la (con)fusion ou encore l’étouffement (pas d’espace entre le mot et la barre oblique). Barres obliques : souffle coupé ou barrages illusoires d’une langue perpétuelle, flux continu attestant du passage entre mort et vie.

« ne mets pas la main dans l’eau’ parce que poisson elle s’en ira/ne mets pas d’eau dans ta main’ parce que l’océan viendra’ et le rivage ensuite/laisse ta main comme ça/dans son air/en elle/ sans commencement/ni fin/ »



Note : Le poète usant de barres obliques dans son écriture, nous avons utilisé dans les extraits ci-dessus l’apostrophe (’) pour marquer le passage d’un vers à l’autre.
 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Vers le Sud et autres poèmes de Juan Gelman, présenté et traduit de l’espagnol (Argentine) par Jacques Ancet, postface de Julio Cortázar, Poésie/Gallimard, 2014, 401 p.
 
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